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Voyage d’un indésirable àtravers les rues et les centres

dimanche 13 septembre 2009

Une des nombreuses ASBL d’Anvers. Un
lieu où beaucoup d’immigrés se rencontrent,
où tu peux rencontrer beaucoup
d’immigrés [1]. Cependant, tu n’y trouveras pas
beaucoup de femmes et tu ne pourras pas aller
voir derrière la porte fermée du bar. Des sans-papiers
qui y travaillent pour du pain et un toit.
Ça s’appelle une faveur de la communauté. Et il
ne s’agit pas seulement de cuisiner, de nettoyer,
de servir… Non, le deal c’est que tu abrites les
petits trafics, et ceux plus grands déjà. Les petits
commerces de personnes qui essaient de négocier
quelques affaires d’origine obscure, les grands
commerces de drogues en tous genres. C’est là
que j’ai rencontré Abdel. Il y travaillait la journée
et dormait la nuit sur un matelas dans la cave. Le
patron lui avait offert cette chance parce que « des
gens originaires de la même région doivent s’entraider
 ». Que toute cette aide enrichisse certains et
maintienne les autres dans la misère, on l’accepte
silencieusement.

Un jour, ç’en fut trop. Abdel ne pouvait plus
accepter qu’on deale de la cocaïne lorsqu’il était
derrière le bar. Après une dispute avec le patron, il
s’est cassé. Le patron a toutefois gardé ses papiers.
La main invisible des privilégiés des communautés
d’immigrés garde beaucoup de prolétaires sous
son emprise.

Refuser une main tendue n’est guère apprécié.
Dans beaucoup de lieux, Abdel n’était plus le
bienvenu mais, heureusement, il y a pas mal
d’exclus de la communauté qui se retrouvent et
essaient de survivre ensemble dans la jungle de la
domination. Parce que louer était financièrement
impensable, Abdel s’est mis àsquatter avec quelques
autres.

Pour survivre, il fallait voler. J’ai toujours trouvé
très inspirant que des personnes àqui il reste si
peu de perspectives gardent encore une certaine
éthique. Pas de drogue et ne pas voler d’autres
pauvres. Peut-être suis-je naïf, et que ça a plus à
voir avec le fait que voler les pauvres ne rapporte
pas grand-chose… Quelques mois plus tard, l’inévitable
est arrivé. On en avait souvent discuté. Il
nous semblait inévitable que le long bras de la loi
intervienne àun moment donné. Curieusement,
cette conscience dissipe une partie de la peur de
prendre des risques.

Abdel a pris 18 mois pour vol dans des voitures et
deux cambriolages dans des villas. Les portes de
la prison se sont ànouveau ouvertes pour lui. Il a
retrouvé quelques amis, mais la prison lui pesait
tout de même. La pression des clans est grande et
te met le dos au mur. Soit tu baisses la tête et tu te
caches, soit tu continues ton chemin la tête haute
et tu risques un couteau dans le ventre. Abdel a essayé
autant que possible d’éviter la confrontation.
Il a rencontré quelques personnes qui ne venaient
pas de sa communauté et il a essayé, comme il
l’avait fait au dehors, de survivre avec eux l’enfer
de la prison.

Parce qu’il parlait àpeine la langue exigée, il ne
savait guère pourquoi il avait été condamné. Il ne
savait que le nombre de mois qu’il avait àpurger.
La routine de la prison n’a pas besoin des mots,
elle s’explique par elle-même. Quelques mois plus
tard, il était transféré vers une prison lointaine
pour purger ses derniers mois.

Il aspirait tellement àêtre de nouveau dehors. Pas
seulement pour pouvoir bouger de nouveau, mais
aussi pour entamer une nouvelle étape de sa vie.
La prison est une école pour beaucoup de choses.
En dépit de la mentalité de clan qui va en grandissant
et de la décadence de l’ancienne éthique
des délinquants, beaucoup de connaissances et expériences
y sont encore partagées… et puis, l’inévitable
venait de tomber du ciel : condamné à18
mois, mais pas en possession de papiers valables.
Le résultat de cette addition signifiait des mois
supplémentaires dans un centre fermé [centre de
rétention]. Administrativement.

Abdel m’a raconté qu’en prison, au moins c’était
clair. Autant de mois àpurger et après t’es dehors.
Un centre fermé, par contre, repose sur l’incertitude
permanente quant au temps qu’ils vont te
garder. Personne ne peut te dire si tu ressortiras
de nouveau dans la rue ou si tu seras déporté.
Cette terreur permanente est l’arme la plus puissante
entre les mains de la direction. Ils propagent
l’illusion que celui qui se comporte bien a plus de
chance d’être libéré.

La rage est grande dans les centres fermés. Presque
tout le monde veut s’échapper. Avec sa connaissance
en matière de « Sésame ouvre-toi », il a
proposé un plan d’évasion àquelques autres de
son bloc. Depuis la salle de récréation, ils devaient
forcer une porte qui donnait sur les prairies autour
des murs. La dernière chose àsurmonter était la
clôture, mais ce n’était pas un si grand problème.
Dans le centre, tout le monde sait parfaitement
comment couper le grillage. Une ligne horizontale
et une verticale avec une pince sont suffisantes
pour le plier et s’y glisser. Ça ne prend même pas
trois minutes. De plus, les gardiens ne sont pas
censés te poursuivre une fois que t’as passé la clôture
 ; pour cela, ils appellent la police.

Pour camoufler le bruit qu’ils faisaient en défonçant
la porte, quelqu’un devait jouer de la guitare.
C’est drôle que le centre pense que quelque chose
comme une guitare puisse calmer les gens – leurs
esprits autoritaires ne pourront jamais comprendre
que le désir de liberté peut transformer n’importe
quel objet en arme. A un moment donné,
un gardien se dirige vers la porte. Abdel lui demande
du feu. Dans le centre fermé, les briquets
sont interdits (un briquet permet de mettre le feu
aux cellules...). Entre-temps, les autres travaillent
sur la porte. Tout commence àgrincer. Il faut se
grouiller maintenant. Les nerfs en boule, quelqu’un
ne tient plus et donne un coup d’épaule
contre la porte. La porte s’ouvre àgrand bruit et
une dizaine de prisonniers se précipite dehors. Abdel
voit son plan lui filer sous le nez. Pendant que
les autres font leur chemin vers la liberté, Abdel
essaie encore autre chose. Il arrive jusqu’au toit et
veut s’y cacher quelques heures avant de descendre
dans la nuit et de s’évader. Une heure plus tard,
il est découvert par les gardiens. Une dizaine
d’autres ont par contre réussi de s’échapper.

A partir de ce moment, Abdel saisit chaque occasion
de se battre contre le centre fermé. Après
une confrontation avec un gardien, il gagne la
confiance de quelques autres prisonniers. Quelques
jours plus tard, ils assouvissent leur colère et
détruisent tout un bloc. Quelques cellules partent
en flammes. Après deux semaines de cachot [mitard],
les insurgés sont de nouveau remis dans les
sections normales.

Quelques scies àmétaux ont suffit àrendre possible
un nouveau plan d’évasion. Cette fois-ci, il ne
fallait pas laisser tant de choses au hasard. Abdel
ne met que quelques personnes au courant. Jour
après jour, ils scient quelques millimètres de barreaux.
Jusqu’au jour où un autre prisonnier a eut
vent du plan. Pour se mettre dans les bonnes grâces
de la direction, il dénonce les barreaux sciés.
Quelques heures plus tard, tous les barreaux du
centre sont examinés et ressoudés…

Le temps commence àpresser. Un ambassadeur a
délivré un laissez-passer pour Abdel. Une première
tentative de déportation échoue…

Après une énième mort dans une cellule d’isolement du
centre fermé, une émeute éclate. De par son expérience,
Abdel connaît les points faibles du système. Toute une
salle part en flammes. Différentes cellules sont détruites.
Les exhortations d’Abdel ne passent pas inaperçues
et il est remis en isolement. Aucun contact avec les
autres. La seule communication encore possible, c’était
la révolte. Abdel a détruit la cellule d’isolement dans
l’espoir que ce signe de résistance pourrait en inciter
d’autres. Mais c’est le silence qui a suivit…

A ce moment là, tout s’est accéléré. La machine àdéporter
n’est pas aussi arbitraire que certains de ses « critiques
 » le prétendent. Pour les révoltés, il y a toujours
une place dans l’avion. Une semaine plus tard, Abdel a
été déporté sous escorte policière.

Pour que ce parcours de rébellion puisse inspirer et
inciter des complices anonymes. Comme Abdel le
disait déjà, le vrai problème c’est l’isolement de la rébellion
entre quatre murs. Si la révolte s’étendait vers
l’extérieur, d’après lui tout serait possible. Ses derniers
mots en Belgique ont été : « S’ils pensent qu’ils ont des
problèmes avec moi ici dedans, ils verront bien quand je
sortirai  »
.

Un ami d’Abdel,
Juin 2008.

[Tiré de La Cavale n°13, Anvers/Gand (Belgique), juillet
2008, pp. 10-11. Nous avons légèrement modifié leur traduction
du néerlandais au français (Cette Semaine).]


[1Les « asbl » sont des structures associatives sans but lucratif.
Presque tous les cafés « d’immigrés » àAnvers et ailleurs en
Flandre adoptent ce statut juridique.