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Vietnam : Quelle victoire ?

dimanche 26 juin 2016

Depuis 50 ans, les paysans vietnamiens sont en état d’insurrection permanente contre le féodalisme agraire, contre les impérialismes japonais, français, puis américain. La lutte continuera-t-elle contre la nouvelle domination bureaucratico-militaire qui est en train de se mettre en place ? C’est peu probable pour l’instant, car une chose est certaine, c’est que les Vietnamiens en ont marre de la guerre, et que d’autre part, les nouveaux maîtres ont su « incarner  » ces révoltes, aux yeux des paysans, sous les traits du Viet-cong, d’abord, du FNL ensuite, du GRP enfin.
Qui sont ces nouveaux maîtres ?

En 1935, le parti communiste indochinois (PCI), qui soutenait les révoltes, abandonne le mot d’ordre « Ã bas l’impérialisme français  », ainsi que la lutte pour l’indépendance, suivant ainsi le virage du Komintern (Internationale de Moscou) qui préconise la tactique de front populaire.

À Yalta, en 1945, Roosevelt, intéressé par l’Indochine dans le cadre du partage du monde, propose de « remplacer  » la présence française par une occupation internationale (c’est-à-dire surtout américaine). Staline accepte.

En mars 1945, l’armée japonaise s’empare des garnisons françaises sans aucun problème car le gouvernement américain refuse son aide ; le Japon proclame « l’Indochine indépendante  », tout en maintenant son occupation.

Au moment de la débâcle allemande et japonaise, le PCI, toujours fidèle àMoscou et aux accords de Yalta, prépare sur le terrain l’occupation du pays par les alliés ; un bel exemple de division internationale du travail entre les blocs : américains et anglais libèrent le sud, Ho Chi Minh et le Viet Cong s’empare du Nord avec Hanoï. Les seules contradictions sont entre les impérialismes français et américains pour établir leur hégémonie ; les Français sont les plus « habiles  » et les plus rapides, et, sous l’œil bienveillant de Staline, ils déclarent l’Indochine indépendante et s’engagent àretirer leurs troupes, très peu nombreuses àl’époque, dans les cinq ans. (Jamais un pays n’aura été autant de fois déclaré indépendant !). L’URSS exulte : Yalta est respecté et qui mieux est, au profit d’un « allié  » plus faible que les États-Unis eux-mêmes.

Pendant ce temps, et dans la même ligne, l’oncle Ho et le Vietcong se renforcent dans le nord, mais pas pour faire la révolution : l’Indochine fait partie du camp occidental et il ne saurait être question ni de révolution sociale ni même d’indépendance ; les révolutionnaires et les nationalistes vont l’apprendre àleurs dépens : ils vont être systématiquement assassinés, déportés, poursuivis (en particulier les trotskystes, ce qui n’empêche pas Krivine de chanter les louanges de Ho, avant et après sa mort) ; on ne s’oppose pas impunément àla restructuration du monde telle que les blocs la désirent !

Ensuite, et bien, le PCI soutient la mise en place du fantoche pro-français Bao Dai, comme « symbole de notre désir de rester dans le cadre de l’Union française  », Ho Chi Minh appelle les populations àpavoiser pour le retour des Français ; mais ceux-ci, qui n’accordent qu’une confiance limitée aux communistes pour rétablir l’ordre dans le pays, bombardent Haïphong le 24 juillet 1946 pour intimider et réduire toute tentative de rébellion du PCI. En fait, l’ennemi, ce sont les nationalistes et non les communistes. La différence va très vite s’estomper quand les communistes, libérés par la révolution chinoise et par la nouvelle politique stalinienne de la « guerre froide  » pourront « absorber  » la plus grande partie des nationalistes, de gré ou de force, pour ne pas se couper d’un mouvement irréductible. Mais il faudra pour cela attendre 1947 !

On a donc vu que ceux qui ont mené la guerre contre les Français d’abord, puis contre les Américains sont les mêmes qui les ont installés en Indochine ; toujours et jusqu’aux derniers événements, c’est la politique des blocs, les raisons d’État des deux « grands  » puis du troisième (la Chine), qui vont établir les règles du jeu de la politique en Indochine et ce, en se servant d’authentiques révoltes paysannes et parfois même ouvrières ; jamais les impérialistes, les bureaucrates, les politiciens, les militaires n’auront exploité davantage les potentialités de révolte de toute une population pendant aussi longtemps !

Après une longue guerre, les Français sont chassés pour toujours de l’Indochine, sous l’œil attentif des USA, qui vont prendre le relais, avec l’accord tacite de l’URSS (la Chine n’est pas encore assez puissante pour peser d’un poids quelconque).

La guerre contre l’impérialisme américain va être menée sous la direction du gouvernement de la RDVN, et par l’armée de libération nationale dont l’organisation politique est le FNL.

Comment ces forces conçoivent-elles le socialisme ?

Une société militarisée

La République du Nord Viet-Nam, compte environ 16 millions d’habitants dont 13 millions de paysans et seulement 1 ou 2 millions d’ouvriers. Le pouvoir, c’est-à-dire le PCI, a comme outil principal de gouvernement, l’armée ; c’est elle qui, sous couvert de défense du territoire, intervient dans la vie économique et sociale pour la mise en place des « réformes  ».

À propos de l’armée, Giap a dit :

« Il faut éviter les effets de l’idéologie petite bourgeoise (les paysans) dans l’armée en renforçant l’idéologie prolétarienne par le maintient du rôle dominant des cellules du parti en son sein  ».

Le propos est cocasse si l’on sait que l’armée est composée à90 % de paysans.

Les véritables maîtres sont donc bien les 10 % restant, les bureaucrates, les spécialistes, les politiques, venus de la ville, qui eux, représentent l’idéologie prolétarienne.

C’est cette minorité, presque tous cadres du PCI qui vont promouvoir et faire appliquer la réforme agraire, de 1953 à1956.

800 000 ha distribués à2 millions de foyers (environ 8 millions de personnes), soit 1/3 d’ha environ par famille paysanne, ce qui est évidemment très peu, et correspond juste aux nécessités d’une économie de guerre dans ces régions ; une auto subsistance minimale permettant de concentrer l’effort sur la production industrielle et militaire.

Mais la réforme agraire, c’est aussi la possibilité pour l’armée et le pouvoir central, c’est-à-dire pour la ville, de contrôler la campagne : venue sur place de militaires et de militants pour « encadrer  » la mise en place de la réforme, cela sous couvert de lutte contre les « différences  », de « compréhension mutuelle  » etc.

Une partie des grands féodaux se trouvent ainsi éliminés (sauf ceux qui sont d’une quelconque utilité au régime) mais pas les paysans riches, dans la mesure où le principe de base est l’alliance de toutes les couches de la population contre l’impérialisme et « pour la construction du socialisme  » (sic).

Une extrême pauvreté demeure jusqu’en 1957, date àlaquelle les dirigeants font leur autocritique, et mettent en place la « coopération agricole  », étape qui correspond àun effort de guerre donc de contrôle sur les populations.

En 1960, déjà90 % des paysans sont regroupés dans ces « coopérations  » qui fonctionnent sur le principe « d’équipes d’entraide  » entre familles, mais rémunérés par celui qui la reçoit, soit immédiatement, soit par le biais d’une dette non pas en service, mais en argent ou en biens, de telle sorte que l’endettement redevient une caractéristique pour une partie des paysans.

La production n’augmente que faiblement (153 000 tonnes de paddy — base de l’alimentation — produits en 1956 contre 130 000 tonnes en 1939).

En 1962, une coopérative compte en moyenne une vingtaine de cadres sans compter les militaires installés sur place ; ce sont eux qui sont la base de l’administration locale, et c’est ce système qui se met en place au sud dans les « zones libérées  ».

Les réformes agraires au Nord ont simplement permis une sorte d’équilibre entre l’effort de guerre et les besoins minimaux de subsistance d’une population habituée àla disette ; mais après tout, le paysan ne crève plus de faim en URSS, en Algérie, en Espagne, et ce n’est pas une preuve que les rapports d’exploitation aient changé d’une manière quelconque.

Au Sud : Le FNL a toujours déclaré que son but était la constitution d’un État indépendant, démocratique, pacifique et neutre. L’analyse de base étant qu’il n’existe au Vietnam que des féodaux et des impérialistes, mais pas de classes dominantes ou classes aspirant àle devenir (il n’est guère possible de le reconnaître quand il s’agit de soi-même).

« Notre objectif est d’instaurer au sud Vietnam un gouvernement d’union nationale et démocratique réunissant les représentants de toutes les couches sociales, de toutes les confessions, des partis politiques et des notabilités patriotiques.  »

« Il faudra réaliser une réduction de la rente foncière làoù les conditions de la réforme agraire ne seront pas réunies.  »

« L’État encouragera la bourgeoisie industrielle et commerçante àcontribuer au développement de l’industrie et de l’artisanat.  »

« Le front s’engage àrespecter les droits de propriété légitimes des terres de l’église, de la pagode, et du peuple caodaïste.  »

(c’est probablement ce qu’on appelle des conditions non réunies pour la réforme agraire).

Ainsi parlait le FNL avant sa victoire.

Cette politique, opportuniste et réaliste, indique bien que les vainqueurs de la guerre, ce sont bien les composantes d’une néo-bourgeoise qui ne manque jamais, dans les guerres de libération nationale, de s’appuyer sur les révoltes paysannes, pour s’octroyer ce qu’on leur refusait.

En fait, sur le plan politique, c’est cette « néo-bourgeoisie  » (petite bourgeoisie) qui est l’enjeu du conflit Est-Ouest au Vietnam. Elle serait sortie de toute façon victorieuse du conflit, mais sous quelle couleur : Est ou Ouest ?

Elle est composée de commerçants, d’étudiants de l’opposition bouddhiste, de cadres du FNL. Voyons comment ces mêmes couches petite-bourgeoises se sont emparées du pouvoir au Vietnam du Nord : c’est une armée insurrectionnelle qui a brisé la domination du féodalisme agraire et de ses alliés, et c’est cette armée qui a constitué le creuset où a commencé às’élaborer la nouvelle classe dominante. L’apparition et le développement de cette armée ont été àla fois l’expression des révoltes agraires et d’une mutation sociale des couches petites bourgeoises. Celles-ci, faute de pouvoir se développer comme classe bourgeoise, ont pris la direction de la guerre des paysans, se sont constituées en appareil politico-militaire et ont trouvé dans l’idéologie stalinienne le modèle de la restructuration de la société leur permettant de devenir la classe dominante qu’elles n’avaient pas pu être dans le cadre féodal-bourgeois.

La métamorphose bureaucratique des couches petite-bourgeoises dans les pays sous-développés s’est déjàopérée suivant plusieurs variantes concrètes. En Chine et au Vietnam, les insurrections de la paysannerie contre le féodalisme se sont données comme appareil dirigeant le PC. Celui-ci a constitué le noyau autour duquel s’est organisée au cours des mêmes combats de « libération sociale et nationale  » une nouvelle couche dirigeante. Celle-ci s’est développée en s’amalgamant des éléments d’extractions sociales très diverses : un nombre infime d’ouvriers contraints par la répression de quitter l’usine pour le maquis, des cadres paysans, des étudiants.

La défaite américaine n’en est finalement pas une, dans la mesure où ce n’est pas une autre forme de rapports sociaux qui triomphent, mais bien la continuation de l’exploitation de l’homme par l’homme sous une forme qui convient peut être mieux aux esprits « tatillons  » de certains.

La force de frappe américaine est intacte, et ce sont, dans un avenir peut-être proche, les peuples d’Amérique latine (ou du Portugal, de la Grèce, de l’Italie, de la France) qui feront les frais d’une guerre qui ne rapportait plus rien aux USA après avoir permis de 1961 à1967 de relancer l’économie, dans une période mondiale de récession, par des commandes massives aux industries de pointe (aéronautique, électronique…).

[/ Martin. /]

[Extrait de La Lanterne Noire, n°3, juin/juillet 1975.]