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Turin : Lettres de Chiara et Claudio depuis la prison des Vallette (Turin)

mercredi 5 février 2014

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Prison des Vallette (Turin), 20 janvier 2014,

Si je pouvais choisir, je resterais exactement làoù je suis.

Sur les sentiers de la Vallée, dans les rues de Turin, avec mes compagnons, ou me reflétant dans les yeux de femmes et d’hommes qui me sont inconnu-e-s, àapprendre àécouter, àchoisir d’attendre, àcourir plus vite.

Je me trouverais làoù l’on découvre la saveur douce et intense de la lutte, de quelqu’un qui te tient la main lorsqu’elle tremble et se jette de tout cœur contre les obstacles. Làoù la solidarité embrasse, chaude, permanente et tenace, et permet àqui est isolé-e de ne pas se sentir seul-e, de libérer la passion de qui est enfermé-e et de remplir la pièce de présences amies.

Je me suis quelques fois demandé si je ne devrais pas me contenter du privilège de la citoyenneté, de pouvoir avoir de façon presque sà»re une maison, éventuellement un enfant, et une façon ou une autre de mettre du pain sur la table. Mais quand j’ai découvert que la liberté et l’humanité étaient d’autres choses que ça, quand tu te rends compte que les uniques moteurs de la politique et des groupes de pouvoir sont le privilège et le pillage, il est trop tard pour faire marche arrière. Tu es déjàentré dans un autre monde, et ce monde est celui dans lequel je me trouve maintenant.

Il n’existe pas ici d’espace pour ceux qui mesurent leur propre valeur morale sur la base de codes et de lois. Foutre àla rue qui ne peut plus payer de loyer ou dans des camps qui n’a pas de papiers, produire des déchets nucléaires, sauver le capital et distribuer la misère, militariser et détruire les territoires. Tout cela au nom de la loi, selon la démocratie. Tout, même la dissension, àcondition qu’on ne se mette pas véritablement en travers de la réalisation des plans inexorables du progrès et du profit.

Mais lorsque trop de grains de sable enrayent l’engrenage, si une personne, une place ou une population devient imprévisible et efficace, il devient possible d’entendre le tintement des lames qui s’aiguisent. Pour défendre les propriétés publiques et privées, le corps des lois gonfle tous ses muscles. Si l’on descend dans la rue le mauvais jour (ou le bon ?), on peut ramasser, en plus des pavés, le rocher de la Dévastation et Pillage [« Devastazione e Saccheggio  », article issu des codes de lois fascistes et qui a servi àréprimer les manifestants de Gênes en 2001 ou encore ceux de Rome en 2011, NdT]. Si l’on assume une pratique radicale contre le système social, le couperet de l’Association Subversive (ou parfois, avec un peu plus de fantaisie, de l’Association de Délinquants[Associazione a Delinquere]) est prompt àtomber. Pour tout le reste, on garde préparée la cage du Terrorisme. N’importe quelle opposition réelle qui cause des dommages et ralentisse l’avancée des projets, et finalement, n’importe quelle action ou lutte efficace pourraient finir par être redirigées vers cette catégorie de répression. L’objectif est relativement aisé àidentifier : une punition exemplaire pour quelqu’un, un avertissement lancé àtou-te-s les autres.

Bien sà»r, l’idée de toutes ces années de prison évoquées par ces mots tord l’estomac de façon pire que ne le ferait un étau. Mais il est beaucoup plus douloureux de s’imaginer inertes, àcontempler le monde dévasté pour les bénéfices de quelques-uns. De nous, qui avons appris la différence entre juste et légal et savouré le goà»t de reprendre les rues et les bois, ils n’obtiendront pas grand chose par la menace de la prison. Et ils ne réussiront pas non plus ànous tromper avec la valeur symbolique de leurs accusations, parce que nous savons d’où nait la terreur, et que nous en connaissons les matraques, les gaz, les grillages. Et les armées, les armes, les barres.

Nous ne devons pas avoir peur. La peur, laissons-la respirer àceux qui vivent blindés dans une existence consacrée àla défense de leurs privilèges et de leurs pillages.

Moi, dans cette cage, je sens mes poumons pleins de la liberté que j’ai appris àaimer en luttant, sur les sentiers et dans les rues.

Et comme moi, beaucoup d’autres. Vous. Solidaires, complices et inarrêtables.

Chiara

Pour lui écrire (Chiara a été transférée àRome fin janvier) :
Chiara Zenobi
Casa Circondariale Rebibbia,
via Bartolo Longo, 92,
00156 Roma
Italia


Prison des Vallette, Turin, 20 janvier 2014

Salut àtous et àtoutes,

Depuis le 9 décembre, je suis enfermé dans le bloc D de la prison de Turin avec Niccolò et Mattia, tandis que Chiara est dans le bloc F [tous les quatre ont été transféré-e-s dans d’autres prisons d’Italie fin janvier], privé-e-s de nos proches comme des luttes auxquelles nous participons dehors, de nos montagnes comme de nos quartiers.

Les juges, soumis àla volonté du Parquet, nous ont affublé-e-s de l’appellation de “terroristes†, et le DAP (Département de l’Administration Pénitentiaire) nous a donc classé-e-s AS2 [Alta Sicurezza – Haute Sécurité, NdT]. La Haute Sécurité est une infamie àl’intérieur de l’infamie qu’est déjàla prison, puisqu’elle t’interdit d’avoir le moindre contact avec les autres prisonniers “de droit commun†, en plus d’autres limitations qui vont de la réduction des parloirs àla porte blindée de la cellule fermée en permanence, ou encore àl’impossibilité d’accéder aux activités alternatives (bibliothèque et gymnase). La censure nous pèse beaucoup, toute notre correspondance est ouverte et lue par un maton qui en envoie ensuite une copie au juge, ce qui fait que les lettres que nous recevons sont en retard d’au moins 20 jours lorsqu’elles nous parviennent. Les gardiens justifient ce retard en se lamentant du manque de personnel pour faire face aux piles de courrier que nous recevons, alors que des hommes pour nous surveiller, ils n’en manquent pas. Que les choses soient claires, si j’ai voulu décrire nos conditions de détention, ce n’est pas parce que nous nous sentons plus persécutés que d’autres prisonniers, mais bien parce que je pense qu’il est utile pour qui n’est pas habitué aux vexations de la prison de pouvoir connaître ce qu’est la Haute Sécurité. Dans tous les cas, la prison sera toujours une merde, quelle que soit sa forme.

Voir les feux d’artifice d’un rassemblement autour de la prison et écouter les cris et les slogans de tant de compagnon-ne-s avec qui nous avons lutté est une grande bouffée d’air frais.

Au cours de l’audience de réexamen des charges, le procureur s’est plaint de la réaction qui a suivi nos arrestations. Indigné, il a décliné au juge une longue série d’actions faites en notre solidarité, dont certaines dont nous n’avions jusque làaucune idée. Une scène surréaliste. Ceux-ci doivent comprendre qu’ils ne peuvent pas arrêter des gens en pensant que leur geste n’aura aucune conséquence. Pourquoi devrait-on accepter d’être privé-e d’une personne qui hier encore était ànos côtés ? Ces dernières années, les No TAV ont souvent eu maille àpartir avec la justice, et aujourd’hui presque plus personne n’y croit. Du reste, la lutte et les pratiques expérimentées dans la Vallée, dans toute leur diversité, ont démontré qu’il existe un abysse entre éthique et légalité.

Notre affaire est seulement la dernière d’une longue série, mais il m’importe tout de même de m’attarder un peu sur l’article 270 sexies (finalité de terrorisme), qui se trouve être la pierre angulaire qui tient toute l’enquête du 9 décembre. Nous quatre sommes accusé-e-s du sabotage du 14 mai dernier àla Maddalena, un fait que les procureurs eux-mêmes ne qualifieraient pas d’attentat terroriste s’il n’y avait pas le contexte d’intimidation et de violence dans lequel il a eu lieu. La sabotage de mai – et une myriade d’autres actes illégaux ces deux dernières années – viendrait de la décision d’une partie du mouvement (laquelle, ce n’est pas spécifié) d’empêcher la construction du TAV.

Si l’Italie devait abandonner le projet du Lyon-Turin, elle aurait àsouffrir de graves préjudices économiques et d’image en Europe, comme ils disent. Quiconque s’oppose àla construction du TAV commet donc un acte qui porte en quelque sorte préjudice au pays et, selon l’article 270 sexies, les conduites causant de graves dommages au pays doivent êtes considérées comme étant des conduites terroristes.

En suivant cette logique, si, au cours d’une manifestation, une personne occupe une base militaire où les États-Unis veulent installer leurs antennes qui propagent des ondes dangereuses pour la santé de la population qui vit aux alentours, celle-ci poursuit une finalité terroriste puisque l’Italie subirait un grave préjudice en terme d’image dans ses rapports internationaux avec les États-Unis.

Ces deux dernières années, les épisodes qui s’intègrent dans ce dessein terroriste seraient au nombre de 111 selon les procureurs, des sabotages d’engins des entreprises qui travaillent sur le chantier de Chiomonte aux inscriptions dans les toilettes àNichelino, des affrontements avec la police àun poulet mort trouvé devant chez Esposito [sénateur du Partito Democratico, pro-Tav, NdT], d’une banderole accrochée devant la maison du maire de Susa aux poubelles brà»lées pendant une fête paysanne àSant’Antonino. Ils ont oublié les cambriolages, et puis aussi les incendies dans les bois. Les magistrats oublient que les retards de la construction du TAV ne sont pas seulement dus aux actions des deux dernières années. S’il ne sont parvenus àfaire qu’un “trou†àChiomonte, c’est du fait de la force et de la détermination d’une lutte populaire qui dure depuis plus de vingt ans.

Le 8 décembre 2005, et je n’y étais malheureusement pas, des dizaines de milliers de personnes sont descendues sur la plaine de Venaüs pour détruire les engins de chantier. Bien évidemment, tous des terroristes.

Ils nous les ont toutes faites, pour détruire le mouvement. Ils ont mis en place des tables rondes, acheté des administrateurs, écrit toutes sortes de saloperies dans les journaux, avant d’en venir aux matraques et aux lacrymogènes. Ils ont essayé d’en criminaliser certain-e-s en voulant diviser les bons des méchants, et maintenant ils dépoussièrent le terrorisme. Mais quelques temps après, ils n’en sont que plus mécontents et pathétiques.

Il est curieux de noter comment certains de ceux qui nous accusent aujourd’hui de “terrorisme†sont les mêmes qui dans les années 70 ont utilisé la même arme pour annihiler l’un des mouvements révolutionnaires les plus extraordinaires et complexes d’Europe, qui avait rendu concrets les rêves et les désirs de tant de personnes. La lutte No TAV, toutes proportions gardées, a brisé cette chape de plomb sociale qui pesait sur ce pays depuis plus de trente ans, en démontrant non seulement qu’il est possible de s’opposer àceux qui prétendent dévaster le territoire sur lequel nous vivons, mais aussi que lutter est beaucoup plus agréable que la vie qu’ils nous imposent de mener au quotidien. Je me souviens d’un retraité de Bussoleno qui racontait qu’il s’était battu toute sa vie pour ne pas faire d’heures supplémentaires et que maintenant, il lui fallait être éveillé 24 heures sur 24 pour attendre l’arrivée des pelleteuses.
Après avoir vécu la Libre République de la Maddalena ou après avoir construit une barricade au Vernetto, on ne peut plus retourner àla vie “normale†comme si rien ne s’était passé. Ces ruptures improvisées parlent àd’autres luttes et ouvrent de nouvelles possibilités. Et ce n’est certainement pas en enfermant quelqu’un àclé qu’il pourront prévenir de nouvelles occasions de se manifester et de nouvelles révoltes.

Le moment est délicat, car ils savent que s’ils veulent ouvrir les chantiers àSusa, le mouvement doit être réduit en morceaux et redimensionné. C’est pour cette raison qu’il est important de continuer de marcher vers Clarea et de ne jamais laisser les troupes d’occupation dormir tranquilles, comme cela a été fait. Le jour – ou la nuit – où ils décideront d’ouvrir un nouveau chantier dans la Vallée, ils le feront en déployant un grand nombre d’hommes et d’engins, convaincus de nous impressionner et de nous annihiler de leur force. Ils nous faudra être vigilant-e-s et garder nos chaussures toujours prêtes et graissées. Conscient-e-s que celles et ceux qui se rebellent auront par nature toujours plus d’idées que ceux qui ont décidé de vivre sous les ordres d’un supérieur.

Aucun dispositif n’est impossible àabattre, les blocages peuvent être contournés, les grillages découpés et les blocs de ciment renversés.
On a encore de quoi s’amuser.

Je vous embrasse fort, àtoutes et tous les No TAV.

Saluez Giacu de ma part.

A saràdüra !… pour eux, évidemment.

Claudio

Pour lui écrire (Claudio a été tranféré àFerrara fin janvier) :
Claudio Alberto
Casa Circondariale,
Via Arginone, 327,
44122 Ferrara
Italia

[Lettres traduites de l’italien par Contrainfo.]