Accueil > Articles > Sciences, technologies mortiféres et industrie > Se (sou)mettre d’accord

Se (sou)mettre d’accord

lundi 6 août 2018

De la communication savante, où l’on apprend comment celle-ci enseigne àposer les questions auxquelles elle a seule la réponse, et où est expliqué pourquoi la meilleure manière de dialoguer avec les savants, c’est ne pas participer àla conversation

« Compte tenu des bouleversements induits par la médecine personnalisée, il faut organiser rapidement des débats publics pour en expliquer les avancées, les risques et les enjeux, et ce sur plusieurs années pour préparer l’opinion et éviter une importante déconvenue éthique, populationnelle et même en termes de santé publique. L’opinion publique n’est pas prête aujourd’hui àvoir prescrire, à25 ans par exemple, toute une batterie de tests sur les risques de maladies les plus graves. Il est important de savoir ce qui est acceptable par le corps social afin d’éviter des effets délétères.  »
[/Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte./]

Avant de procéder àl’extermination des « inaptes  » dans la plupart des pays occidentaux au début du 20e siècle, les généticiens proclamaient systématiquement que « pour l’application des mesures eugéniques pratiques, les bases scientifiques sont suffisamment assurées.  » [1] La nullité de ces « bases  » n’était pas une simple erreur ; elle était flagrante selon le moindre critère de « scientificité  » de l’époque. Cela n’a pas empêché les mesures eugénistes. Bien que cela puisse paraître banal pour certains, il est indispensable de souligner que les mesures d’État ont plus besoin du consentement des administrés que des véritables bases scientifiques.

La science a depuis été obligée de changer de stratégie pour sa défense. La Deuxième Boucherie Mondiale marque àla fois le point culminant des résultats de la recherche en sciences de la vie et en sciences fondamentales, et la pleine intégration de ces sciences aux institutions d’Etat. Or cette coïncidence a fait comprendre aux laborantins et aux États qu’il faudrait àprésent plus que le tout-positivisme du progrès pour convaincre les spectateurs. Sur les cendres encore chaudes de l’extermination àl’échelle industrielle, le progrès universel se confondait définitivement avec la ruine universelle – comme ne manquait pas le prévoir Baudelaire un siècle auparavant. Pour séparer les deux, les puissants étaient confrontés àla tâche peu banale de persuader que les technologies qui avaient anéanti des millions d’êtres pouvaient également résoudre les problèmes millénaires de l’espèce humaine. Pourtant, la véracité des bases scientifiques n’a pas été plus qu’avant soumise au doute. Les sciences fondamentales continuent àfaire des dégâts avec des bases solides ; les sciences de la vie continuent àfaire de même sans base du tout.

Aujourd’hui encore, certes àune autre échelle, on n’attend toujours pas la vérité pour naturaliser la réalité sociale et prendre les mesures convenables. On se demande, àtitre d’exemple, qu’y aurait-il de naturel dans l’ocytocine, la soi-disant hormone de maternité. Dans un communiqué de presse du 15/02/2010, le CNRS affirme que l’ocytocine est « une hormone connue pour son rôle dans l’attachement maternel  ». L’absence d’une seule étude fournissant la moindre « preuve  » n’empêche pas de discourir sur la nature humaine, pourvu qu’on soit suffisamment diplômé. L’ombre du doute ne tombe pas non plus sur le fait que ce qui est conçu comme « attachement  » varie d’un individu àl’autre, ni que la maternité est un fait dépendant plus de la réalité sociale dans laquelle on est jeté que du ventre dont on sort. Pire, les autorités laborantines établissent et rectifient les catégories sociales qu’elles reprennent, en leur trouvant une place dans la toile des vérités objectives. Ainsi en passant par l’attachement maternel comme catégorie qui aurait du sens dans la biologie, le soin parental, par exemple, qui est parfois partagé entre plusieurs personnes, est recentrée sur celle qui a accouché. La relation entre la mère et l’enfant n’est plus liée au temps et àl’espace àleur disposition, àleurs choix, àla volonté (ou pas) de la mère d’accoucher et/ou de vivre avec son enfant, àson rapport aux autres et àelle-même, etc. La relation entre la mère et l’enfant devient une question de taux hormonal, donc une question médicale – et on ne s’est guère aperçu de l’autorisation d’administrer l’ocytocine pour traiter les troubles de l’affection, la puberté tardive, la puberté précoce et mille autres pathologies dans un monde pathogène. Les « bases scientifiques  » sont suffisamment assurées pour une thérapie hormonale, vous pouvez circuler, et en vitesse.

Afin d’arriver au point où un individu croit que son bien-être est plus au moins déterminé par son profil génétique et que, par corollaire, ses problèmes peuvent être résolus en le « corrigeant  » – il faut une avalanche de communication scientifique. Pour celle-ci, un mensonge bien placé vaut mille vérités laborantines. Car la plèbe n’est pas avide d’apprendre que la nature humaine fut établie àl’aide du calcul probabiliste ou en s’appuyant sur le schéma conceptuel dont le seul avantage est celui de donner des résultats. La plèbe a besoin de petits mensonges faciles pour organiser sa vision du monde en vrac.

Bien qu’il n’y ait pas un seul généticien pour expliquer ce que c’est qu’un gène, l’élégante cartographie des maux et des biens de la vie – homologue aux gènes et aux zones de cerveau qui en seraient « responsables  » – est une réponse parfaite aux questions que la science s’est posées aux dépens de toutes les autres. À quelques exceptions près (car l’autodérision n’a pas d’entrave), les scientifiques savent très bien que leur vision ultra-réductrice de la vie n’est qu’une grossière simplification. Mais ils savent aussi que la facilité avec laquelle on glisse au niveau de l’interprétation des faits scientifiques les rend plus digestes pour le public. C’est ainsi qu’une petite « variation génétique laissant supposer la possibilité d’un lien avec la cirrhose du foie  » (ou une jargonnerie pareille) devient vite « le gène de l’alcool  » dans les journaux ; ainsi le taux élevé d’ocytocine dans le pipi des filles venant d’appeler leurs mères en fait vite « l’hormone de maternité  ».

Ce genre de vérités prédigérées pour la consommation générale fait partie intégrante de la techno-science. Les écrivains publics de la science sont payés (ou pas) pour établir les canaux de communication entre les experts et le public qui ne parle pas leur langage. Les nombreux journaux de vulgarisation, les innombrables sites, les foires des sciences, les « débats citoyens  » sont censés poser les questions auxquelles seuls les scientifiques auraient la réponse – et ceci est le point fondamental. Aucun débat ne peut avoir lieu entre les experts et ceux qui n’ont aucun moyen de maîtriser leurs connaissances. Car tout comme les théologiens sont les seuls àêtre capables de déchiffrer le véritable sens des canons religieux, les laborantins sont les seuls àpouvoir expliquer la vraie signification des métaphores dans lesquelles puisent les sciences de la vie.

En ce sens, les initiatives de communication scientifique ne sont que des manières de soumettre les spectateurs aux représentations biologistes : séparer les différents aspects de nos vies, y compris psychologiques et corporels, de nos histoires individuelles comme des conditions sociales, pour en faire des phénomènes « naturels  ». Il ne s’agit pas pour nous d’ignorer l’aspect charnel de certaines maladies, y compris « mentales  ». Il s’agit de souligner que la faiblesse et l’acuité – physique, psychologique ou autre – ne peuvent pas être séparées de ce qu’on vit en lien aux autres individus et àtout ce qui nous entoure : ce que nous créons et ce qu’on crée pour nous. Le vocable « prédisposition biologique  » nie tout cela en bloc ; il nie le fait pourtant banal qu’entre le corps de chacun et l’environnement dans lequel il est jeté, il y a mille choses encore, dont les pensées et les actes, et leur développement dans la durée. Concernant le monde dans son aspect profondément étranger et empoisonné par la pollution industrielle, parler des prédispositions naturelles relève de l’insulte.

Si ces considérations font ricaner les scientifiques « sérieux  », c’est parce que la vision non-quantitative de la vie et de la mort ne leur rentre pas dans la tête. La maladie fait partie de la vie de chacun abstraitement, et de la vie de millions de personnes concrètement. La vie des malades est un problème auquel la science prétend être la seule àavoir la réponse. Lorsque, comme dans le cas de la médecine prédictive, tout un chacun devient malade avec une certaine probabilité, la science détient la réponse àla question de la vie (et de la mort) pour tout le monde, malade ou pas. Lorsque l’État acquiesce, cette prétention devient un pouvoir direct sur notre existence et sur la vision même qu’on se donne de cette existence.

De ce point de vue, les ricanements des scientifiques vis-à-vis des sceptiques constituent la seule réponse possible de leur part. Quant ànous, on se croit capables de pire.

[/ Lalo Cura,
janvier 2018
./]

[Extrait de la brochure La vie en double-hélice, janvier 2018.]


[1Ceci est une citation de Otmar von Verschuer, un généticien nazi et collaborateur du sombre Josef Mengele. Toutefois, àtitre d’exemple, un an avant un médecin allemand qui n’était pas nazi, disait : « La science pourrait maintenant établir avec une telle sà»reté le pronostic héréditaire dans des cas particuliers que la possibilité serait donnée au médecin de prendre des mesures pour empêcher la descendance des inaptes.  » (Les deux citations sont extraites de La société pure : De Darwin àHitler par André Pichot).