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Se libérer de la frustration

samedi 28 janvier 2012

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Qu’est-ce qui t’a poussé àt’éloigner d’une situation personnelle et communautaire qui, aussi dramatique et difficile qu’elle puisse être, t’était familière ? Que t’attendais-tu àtrouver, et qu’est-ce que tu as effectivement trouvé ?

Peut-être que c’est justement ça, le fond du problème. Une situation
peut être tellement connue qu’il n’y a rien ày changer, il n’y a pas
l’envie de changer sa propre vie, ou même de continuer àla vivre.
La vie est totalement menacée, d’un moment àun autre on peut
être tué. Mais ça n’a pas toujours été ainsi. Ces dernières années, à
partir des années 90, la menace de mort a pesé sur l’ensemble des
Algériens, pas seulement sur moi. Avant d’en arriver àcette situation, qui implique un danger de mort, le contexte était déjàassez dangereux, de toutes façons. A la fac, je faisais partie d’un syndicat, j’étais déjàun activiste d’extrême gauche. Au moment où le terrorisme a commencé avec comme premières cibles les personnes politiquement actives, je me suis rendu compte que, pour agir, il était nécessaire de passer àla clandestinité : désormais, il n’était plus possible de le faire au grand jour. Tant que le risque était une agression physique pour soi, les amis ou la famille, c’était possible, mais dès que la mort est arrivée, menaçant la famille, les enfants sur le chemin de l’école, la seule issue pour moi a été de quitter le pays. Quitter le pays ne signifie pas se rendre ou baisser les bras et se barrer, pas du tout. On était pris dans une sorte de tenaille : les services secrets algériens constituaient une des mâchoires, les terroristes l’autre. A cette époque, je travaillais dans une entreprise d’Etat, la seule entreprise de télécommunications du pays, on recevait des lettres qui nous invitaient àcesser de travailler pour l’Etat.
Mais si tu arrêtais de travailler, la police venait chez toi, l’armée
venait chez toi, en disant que tu étais un terroriste, et que tu restais caché là : si tu échappais aux terroristes, tu te faisais choper par la
police. Avant, je disais que tant que le risque était une agression
physique, j’étais prêt àle courir, mais quand on a dà» faire face à
la menace permanente de la mort, l’alternative a été : prendre
les armes contre les terroristes, ou devenir terroriste soi-même.
Aucune de ces deux options ne m’intéressait comme lutte, comme
prise de position. La situation a obligé les gens àêtre d’un côté ou
de l’autre, et le risque n’est pas de perdre son travail ou de voir sa
maison incendiée, il est encore plus important : c’est celui de perdre non seulement sa propre vie, mais aussi celle de son entourage.
Voilà, c’est la raison principale qui m’a poussé àquitter le pays.
Au-delà, il y a évidemment des facteurs économiques, même si ce
n’était pas désastreux pour moi... J’avais un travail assez bien payé
qui me permettait de survivre, mais les conditions que les partis
intégristes ont imposées en politisant la religion et en moralisant
la société ne permettaient plus de vivre librement. Le simple fait
de sortir avec une fille, avec sa copine, signifiait prendre le risque
d’être agressé, ou plutôt la certitude de l’être. Une fille ne peut pas
se promener tranquillement avec des vêtements qui lui plaisent,
elle doit mettre le voile : c’est précisément la liberté personnelle et
de choisir qui est menacée. C’est un problème social, et ces agressions restent en plus impunies. Par exemple, dans les facs, il y a des bandes d’étudiants intégristes qui tournent sur les campus et tabassent àcoups de bâton les couples qu’ils trouvent. Qui résiste et est prêt àrisquer cela au quotidien ?

Pour moi, le problème économique était secondaire. Pour te donner un exemple, mon salaire en Algérie était d’un million de dinars, environ cent euros. Avec ça tu peux vivre, les prix sont nettement moins élevés là-bas qu’ici. Mais ces dernières années, àcause du terrorisme, des réformes économiques, des licenciements, du sabotage dans les usines (soi-disant effectué par les terroristes, mais clairement de la main de l’Etat algérien pour pouvoir revendre les usines àtrès bas prix), la vie était devenue beaucoup plus dure, économiquement parlant. Donc, même avec un salaire moyen, le pouvoir d’achat était en chute vertigineuse. Avec l’excuse du terrorisme, les prix ont été multipliés par dix, voire par vingt. Avant, l’Etat distribuait des aides. Pour les produits de première nécessité (farine, pain, lait, etc.), l’Etat payait 80% du prix, et la population les 20 % restants. Avec le terrorisme, tout cela a été supprimé, des réformes économiques profondes ont été effectuées, et même ce
genre de salaire ne permettait plus de vivre correctement. En plus, il y avait aussi le rêve. Le rêve d’une Europe terre des droits de l’homme, d’une Europe où l’on vit en liberté, donc il y avait aussi la volonté de goà»ter àcette liberté.

Tu as souvent parlé de terrorisme, pourrais-tu préciser ce que tu entends par ce terme ? Quelle est la situation dans ton pays d’origine ?

Le terrorisme dont je parle est celui de certaines organisations étudiantes, ou d’associations de quartier. Le chef est l’imam de la mosquée, son objectif est de moraliser la société, c’est-à-dire que les femmes ne peuvent pas se promener en mini-jupes, conduire de voiture, les hommes ne doivent pas laisser leurs femmes sortir, sous peine de punition des deux conjoints. Boire du vin est strictement interdit, les intégristes allaient détruire les bars en ville. Ce mouvement était sous contrôle de la police, qui laissait donc faire, mais quand il y a eu les élections en Algérie et que le parti de ces milices –de ces moralisateurs de la société–, les a remportées, l’armée a arrêté le processus électoral et mis en prison les dirigeants de ce parti intégriste. La réaction de l’aile dure des militants a été de prendre les armes et de commencer les massacres.

Avant, tu pouvais te battre contre eux avec les idées, pour convaincre les gens, ou résister àleurs menaces. Ensuite, ils ne se sont plus limités àbrà»ler les maisons ou àjeter de l’acide sur les femmes, ils
se sont mis àassassiner toute personne qui n’était pas d’accord avec
eux. Ils mettaient des bombes dans les bus ; au travail, ils nous faisaient sortir au minimum cinq fois par jour en nous menaçant, ils nous disaient qu’une bombe avait été placée au deuxième étage, et nous voilàtous àcourir dehors. Voilà, ils ont semé la terreur : en Algérie, entre 1992 et 2002, il y a eu 200 000 morts. Ces 200 000 morts étaient des gens sans défense, des gens qui ne pouvaient pas fuir àl’étranger, ni prendre les armes contre les terroristes, ni se défendre contre les services secrets algériens. Les terroristes étaient infiltrés par des agents de la sécurité, par les militaires, et il n’y a eu absolument aucune volonté de la part de l’Etat de protéger la population
de ces massacres, au contraire. Pour toute une série de raisons, tu en
arrives au point de n’avoir plus aucun espoir ni de rester en vie, ni
de combattre physiquement quelqu’un qui a la même force que toi,
làtu dois tuer. Moi je ne veux tuer personne, je ne veux pas devenir
un terroriste. Un massacre a eu lieu àAlger, je travaillais dans la
capitale, 400 personnes ont été tuées en une nuit, par balles, égorgées, etc. Ceux qui ont réussi àen réchapper se sont dirigés vers une
caserne proche, pas de la police ou des gendarmes, mais de l’armée,
plus appréciée par la population. Tu comprends, psychologiquement quand tu es en danger, tu fuis et tu cherches àte défendre, tu
te tournes vers les autorités. Eh bien, ils leur ont tiré dessus et les ont
tués. C’est ça le terrorisme. Les terroristes tuaient les gens normaux,
tuaient les pauvres qui ne pouvaient pas se défendre, tuaient les paysans. Pendant ces années, la complicité de l’Etat a permis d’éliminer
énormément de paysans dans des lieux isolés, et ce n’est pas un hasard : en Algérie, il n’y a pas de terres privées, les terres cultivables
sont travaillées par la communauté, par les gens du village, et elles
n’appartiennent àpersonne. Avec ce processus de privatisation au
profit de l’Etat et de l’armée, ils ont commencé àvendre ces terres :
des paysans refusaient de s’en aller, c’est pour cela qu’ils ont été éliminés, du plus vieux àl’enfant de cinq mois. Des hommes d’affaires
étrangers sont aussi venus pour acheter des terres. J’appelle tout ça
terrorisme, parce qu’on ne sait pas qui tue qui, on peut tous crever,
mais on ne sait pas pourquoi, ni par qui, on ne sait pas ce qui se
passera après. S’il y a un sacrifice àfaire qui sert àquelque chose, on
peut aussi le faire, mais làil s’agit d’une chose incompréhensible et
ingérable, ça n’a aucun sens de se faire tuer dans ce contexte.

Et donc tu as essayé d’émigrer...

Ce que je pensais trouver ici, c’était la liberté. D’abord, la liberté
individuelle et puis aussi, la liberté collective. Sur le plan de la liberté individuelle, je me suis sacrément planté, pour ce qui est de
la liberté collective, je me suis aperçu que ce n’était pas si simple :
sans connaître la réalité, on se laisse séduire par les médias occidentaux qui nous en construisent une fausse image. D’un autre
côté, les émigrants qui reviennent en vacances au bled ne nous
racontent jamais comment sont réellement les choses. C’est une
question de mentalité : dans une société où l’on ne parle jamais de
ses problèmes aux autres, un individu, même si sa vie de migrant
est épouvantable, quand il revient dans son pays d’origine, raconte
que là-bas on vit bien, qu’on peut parler, qu’on peut faire ça et ça.
Mais pour moi, ça ne s’est pas passé comme cela. Le premier endroit sur lequel je suis tombé, c’était un petit village dans le nord
de l’Italie, j’avais un ami qui s’y était installé un an auparavant.
J’avais eu des contacts téléphoniques avec lui, et tout semblait
se passer pour le mieux, il ne me racontait jamais ses problèmes
même, si je pouvais les imaginer. Je me disais : quoi qu’il m’arrive
en Italie, ça ne pourra pas être pire que ce que je vis en Algérie...
et dire qu’il y en a qui sont partis au Niger ! Parce que chez nous,
c’est la vie qui est menacée, il y a aussi une frustration sociale : que
ce soit àcause de la moralisation de la société ou de la rigidité du
système politique, la liberté de s’exprimer n’existe pas. Tu ne peux
pas ne pas être terrorisé quand tu trouves la tête de quelqu’un de
ton village accrochée au panneau d’entrée du bled. Et quand tu es
terrorisé et que tu n’es d’accord ni avec les militaires ni avec les
islamistes intégristes, il ne te reste plus qu’àquitter le village.

Dès que je suis arrivé ici, en pleine nuit, j’ai retrouvé cet ami qui
habitait tout seul. Il travaillait dans l’agriculture, et il a tout de
suite cherché àme trouver un travail dans le même secteur. La
première chose àfaire quand tu arrives, c’est de penser àsubvenir àtes besoins. J’ai commencé àtravailler dans les vignes, et là, tout ce que je n’aurais pas souhaité aux autres, je l’ai vécu dans ma
propre chair. Qu’est-ce que cela signifie ? Je travaillais de 7 heures
du matin àla tombée de la nuit, ou même jusqu’à10 heures du
soir, payé 6000 lires de l’heure [environ 3 euros]. Au début, ça me
convenait, l’important était de ne pas crever. J’ai continué de cette
façon, en travaillant durement, et j’ai éprouvé certaines choses,
vécu certaines choses que je n’aurais jamais imaginé pouvoir vivre.
Ou plutôt, je les imaginais, mais j’étais sà»r qu’elles n’existaient plus,
même en Algérie elles n’existaient plus. Par exemple, aux vendanges, tous coupaient le raisin sauf mon ami et moi, àqui la patronne
faisait porter les hottes le long des rangées, donc un travail dur.
Je me rappelle qu’il faisait particulièrement chaud, j’avais dit àla
patronne que je voulais me reposer et que je voulais moi-aussi
couper le raisin. Elle n’a pas voulu, le travail dur nous était réservé.
Et puis on était payés la moitié de ce que les autres, qui étaient tous
Italiens, touchaient. De manière générale, j’ai ressenti une discrimination vraiment dégueulasse, ce n’était pas possible que cela se
passe ainsi en Europe, la patrie des droits de l’homme. Aucun des
travailleurs ne m’a soutenu. On ne pouvait même pas s’arrêter
pour fumer une cigarette. J’étais très énervé, j’ai pensé chercher un
autre travail, mais c’était un petit village, je ne connaissais qu’un
Algérien, je n’ai rien trouvé d’autre. J’ai donc continué àfaire ce
travail, je devais payer le loyer. Avant de louer une maison, on habitait dans une ruine dont le toit s’écroulait, que nous avait prêtée
un autre patron, c’était une maison abandonnée. On y a habité
deux mois, ensuite on a loué une maison dans le village. J’ai continué àtravailler là-bas : il est toujours possible de supporter les
souffrances physiques, même s’il est difficile de s’y habituer, mais
je voulais garder ma dignité, je voulais continuer àêtre capable de
payer un loyer. Les souffrance physiques peuvent être surmontées,
je me disais que ce n’était qu’un mauvais moment àpasser. Une
fois les vendanges terminées, il n’y avait plus de travail, la solitude
s’est installée. Je ne connaissais personne, les habitants du village
étaient méfiants et avaient peur. Même des militants de gauche se sont montrés hostiles envers nous... Certains te considèrent carrément comme inférieur, tout ça parce que tu arrives d’un pays « sous-développé  ». Je me suis donc dit : je dois absolument m’en aller d’ici.

Entre-temps, un autre ami est arrivé, on a loué àtrois une autre
maison, assez grande, dans le village, qui ne coà»tait pas très cher.
On y a passé quinze jours àréfléchir, àse creuser la tête sur ce
qu’il y avait àfaire, et on a décidé de sortir du village pour voir
ce qui se passait ailleurs. On pensait que ça pourrait être différent
ailleurs, on était convaincus qu’on ne voulait pas vivre ça. Alors
on s’est rendus dans une ville, un endroit plus grand. On avait en
tête d’aller voir une organisation, mais sà»rement pas la Ligue du
Nord. On s’est rendus au siège du Parti communiste, on a parlé de
nous, en disant qu’on était Algériens et qu’on voulait rencontrer
les gens de gauche du coin. On parlait très mal italien, mais on
a réussi àse faire comprendre. De là, on nous a envoyés dans les
locaux du syndicat CGIL, en nous disant qu’il y avait un gars de
Rifondazione Comunista qui parlait français, et qui pouvait peut-être nous aider. On a parlé avec lui pendant des heures, et le soir
on est rentrés chez nous. Mais àquoi cela a-t-il servi ? On voyait
bien que nos problèmes, nos frustrations, le message qu’on voulait
faire passer, n’avaient pas touché cette personne. On avait besoin
de parler avec quelqu’un qui puisse nous comprendre, et celui qui
aurait pu jouer un rôle dans ce qu’on était en train de vivre, on ne
l’a pas rencontré.

La découverte de la réalité du monde politique occidental a été
une déception. Le système des partis et la démocratie occidentale
« tellement enviée  » ne sont pas si différents, au final, de la corruption et des coups bas qui fondent le Pouvoir en Algérie. Même
façon de gouverner, même façon de concevoir le pouvoir, les partis
et les syndicats. Je dirais même que les deux systèmes sont complémentaires, l’un ne peut exister sans l’autre.

On est encore restés au village pendant un certain temps. L’ami
qui était arrivé en dernier était en Italie avec un visa de six mois en tant qu’étudiant, et avait fait une demande de permis de séjour.
Il est allé le chercher deux mois après, mais au lieu de cela, ils lui
ont signifié qu’il avait quinze jours pour quitter le territoire. Sa
situation était alors pire que la mienne, il était expulsable, et on
s’est cloîtrés dans le village. C’est alors que les problèmes ont commencé entre nous. On était toujours enfermés dans la maison, on
ne sortait pas, parce qu’il n’y avait personne d’autre dehors. Je ne
sais pas, peut-être que les gens nous épiaient par leurs fenêtres
pour voir si on était en train de voler quelque chose. En plus, il
y avait la peur de rencontrer les carabiniers : seuls dans la rue,
ils nous auraient certainement embarqués. Une fois, une voiture
des douanes est passée, ils nous ont arrêtés. Avec eux, on parlait
toujours notre langue, on comprenait un peu l’italien, mais il valait mieux faire comme si on ne comprenait rien. Ils nous ont dit
qu’il fallait se rendre àla préfecture pour demander un permis de
séjour, mais nous, on savait que là-bas ils ne délivraient que des
avis d’expulsion. Ainsi, personne ne sortait et donc, les relations
entre nous n’étaient pas faciles àgérer. Mon ami, qui était déjàici
avant que j’arrive, avait des papiers, et avait décidé de quitter cette
maison qui était évidemment àson nom. La situation pour moi
était très difficile : je ne pouvais envisager de retourner en Algérie ni de dormir dehors. Je ne veux pas accepter cette fatalité. La
situation d’être obligé de dormir dehors, ça c’est une chose que je
n’ai jamais imaginée dans ma vie. Dormir dehors, pas par manque
de moyens, mais parce que je n’existe pas, que je ne peux pas louer,
que je ne peux pas aller dans un hôtel... qu’il n’y a personne qui
puisse te dire : ne t’en fais pas, tu peux dormir chez moi ce soir. Je
ne voulais pas accepter cette situation. Alors j’ai décidé d’appeler un ami, qui vit maintenant en Amérique du Nord, mais qui à
l’époque vivait en Italie. Je lui ai dit que les choses ne se passaient
pas bien, il m’a donné le numéro de quelqu’un qui parlait français.
Je l’appelle et je m’aperçois qu’il est Indien. On se rencontre, il est
marié àune Italienne et il a des enfants, je lui explique ma situation, je lui dis que je vivais avec un ami qui doit maintenant s’en aller, que je n’ai pas de papiers, et il me propose d’habiter chez lui. Avec lui, il y avait une amie et, bien que je ne parle pas bien italien, j’ai compris qu’elle lui disait que s’il m’hébergeait, il pourrait
prendre une amende, risquer la prison, mais il lui a rétorqué qu’il
était prêt àaller en prison pour m’aider. Je me suis installé chez lui,
j’y ai habité deux mois. Il a cherché un travail pour moi, en faisant
jouer ses connaissances, dans d’autres villes aussi, mais il n’a rien trouvé.

Puis a recommencé la saison du travail au village. Je ne voulais pas être un poids. Je vivais chez une famille, parfois il y avait des discussions entre eux, ce qui est normal, et moi je m’y sentais mal àl’aise, même si lui me répétait qu’il n’y avait aucun problème. J’ai trouvé un autre patron qui pouvait m’héberger et j’ai préféré retourner travailler àla campagne, parce que làje n’avais aucune perspective, je pouvais juste attendre, mais quoi ? Je devais faire quelque chose.

Avec ce nouveau patron, on avait conclu un accord : je gagnais un
million de lires par mois (500 euros) et il ne me déclarait pas. Evidemment, personne dans le pays, lui compris, ne savait que j’étais
clandestin, surtout pas ! Il m’avait dit qu’il ne pouvait pas me déclarer, que ça signifiait pour lui payer beaucoup de charges, et de
toutes façons ça me convenait, je n’avais pas d’autre choix. J’étais
conscient que par rapport au nombre d’heures de travail, ce salaire
était une misère, surtout sans couverture sociale, on a donc convenu que je n’aurais pas àtravailler tous les jours, que je pouvais
ne pas venir au boulot les jours où il n’y avait pas trop de travail.
J’ai travaillé chez lui trois mois, parfois même de cinq heures du
matin jusqu’àminuit, puis j’ai décidé de me prendre cinq jours
pour aller voir mon ami indien. Mais ça ne l’a pas fait pour lui, il
m’a appelé plusieurs fois pour me demander pourquoi je n’étais
pas allé bosser. Je suis retourné le voir, on a discuté, je lui ai rappelé
l’arrangement qu’on avait trouvé et tout a semblé se résoudre. J’ai
travaillé encore deux mois sans répit, et puis j’ai voulu prendre
du repos. Cette fois, il m’a menacé de me virer si je n’y retournais pas. Pour moi, c’était une catastrophe, mais je n’ai pas voulu céder
àcette menace. J’ai exigé qu’il fasse le décompte de mes heures et
qu’il me les paye 10 000 lires de l’heure (5 euros), le fait qu’il m’ait
menacé m’avait fait sortir de mes gonds. Il avait peur que je le dénonce, et réciproquement. Bref, il m’a payé, pas exactement ce que
je voulais, mais pas non plus le peu qu’il avait prévu de me donner,
et je suis parti. J’ai continué de bosser quelques jours de ci-de là,
souvent je restais àla maison (celle que mes amis n’avaient en fait
pas quittée). Puis la saison prit fin, et le cauchemar recommença.

Entre temps, mon pote qui était entré sur le territoire avec un permis étudiant avait été régularisé et il a quitté le village, je suis resté avec l’autre, avec qui je m’étais embrouillé. D’octobre àmars, il n’y avait rien àfaire, dehors que de la neige, et nous àl’intérieur,
ànous disputer. A nouveau je me retrouve avec lui qui veut quitter la maison, veut déménager dans une ville, et je n’ai pas d’autre choix que de téléphoner àmon ami indien pour qu’il m’héberge encore une fois. Je suis resté chez lui trois mois, il a ànouveau essayé de me trouver un travail, une maison, mais sans résultat. Il comptait partir deux mois en Inde, je ne voulais pas rester avec sa femme et ses enfants parce que je n’avais rien ày faire, l’inactivité m’insupportait, m’anéantissait.

J’ai une sÅ“ur qui habite en France, elle est mariée et est en règle, mon ami m’a proposé de m’y accompagner. Une de ses amies voulait bien participer aussi àce trajet, et on est partis un soir pour essayer de franchir la frontière. A l’époque, il y avait encore des contrôles permanents àla frontière, ce n’était pas simple. On a essayé de trouver sur une carte un col par où passer, mais on était en décembre bref, un désastre sur lequel je ne m’étendrais pas. On a dà» rebrousser chemin, mais mon pote était décidé, il voulait tenter de passer par la douane. Lui présente toujours bien, costume-cravate, il était persuadé qu’on y arriverait. Moi je lui disais : laisse tomber, je ne veux plus aller en France, je rentre en Algérie. Pour finir, on a tenté le coup. Il faisait un froid de canard, il était une heure du mat’, on a cru qu’il n’y avait personne au poste-frontière.

La copine qui conduisait, quand elle a vu qu’il n’y avait personne, a
accéléré, mais des douaniers sont sortis. Elle ne savait pas que dans
tous les cas, tu dois ralentir et attendre un signe pour passer. Pour
eux, on était clairement en fuite. Ils nous ont arrêtés et interrogés,
j’ai donné l’identité d’un pote qui avait un permis de séjour, et la
préfecture a confirmé que j’étais en règle. Pendant ce temps, ils accusaient déjàmon ami d’être un passeur de clandestins, et lui, vexé,
a demandé qu’on lui notifie par écrit cette accusation pour qu’il
puisse lui aussi porter plainte. Pour finir, ils nous ont laissé passer.
Cent mètres plus loin, c’était la douane française. On a décidé de
prendre l’initiative, d’aller les voir directement, leur dire qu’on
était déjàtrès en retard, et que de toutes façons on avait déjàété
contrôlé côté italien et que tout était en règle. Ils nous ont laissés
passer. On est ainsi arrivé en France, on a dormi dans un hôtel, et
le matin suivant je suis allé voir ma sœur.

En France, j’ai eu encore plus de problèmes qu’en Italie. Même en sachant que j’étais capable de subvenir àmes besoins, je me retrouvais pieds et poings liés, ànouveau l’inactivité m’était insupportable. Avoir envie d’agir et ne rien pouvoir faire te met dans un état proche de la folie.

D’une situation d’isolement ou carrément de relations conflictuelles avec les personnes avec qui tu travaillais, tu es arrivé quelque part où, sà»rement, il y avait plus de gens de ton pays d’origine, où tu avais aussi des liens familiaux. Comment as-tu vécu cette expérience de rapprochement avec une communauté qui te ramenait, dans un certain sens, àtravers ses relations, àton pays d’origine ?

Au sein de la famille, les relations sont assez évidentes. Ma sœur
savait que j’étais clandestin, et il n’y avait aucun problème. Le
problème venait de moi. Ma sœur se réveillait le matin, habillait
ses enfants et partait au travail, son mari de même, pendant que
moi je me réveillais et restais làsans rien faire. Ça ne le faisait pas
comme ça. Mes relations avec les autres, les connaissances, ceux de mon pays d’origine, étaient particulières parce qu’il y avait un
gros problème : je ne voulais absolument pas que ni mon père ni
ma mère ne soient au courant de ma situation. Je ne pouvais pas
accepter qu’ils sachent comment je vivais. Donc, évidemment, je
n’ai jamais raconté àpersonne comment ça se passait pour moi,
que j’étais obligé d’appeler quelqu’un pour me faire héberger, etc.
Eux non plus ne me racontaient pas leurs soucis, donc les relations
étaient très superficielles. On se rencontrait, on buvait un verre
ensemble, on parlait, on plaisantait et chacun rentrait chez soi.

A ce moment, j’ai rencontré plein d’amis clandestins qui avaient exactement les mêmes problèmes que moi. Ce sont ceux qui, comme moi, font partie de la récente vague d’immigration, celle des années 90, liée au terrorisme. En France, un décret spécial
du gouvernement est passé pour tous ces Algériens, qui sont des milliers. Les intellectuels français et une certaine classe politique ont poussé àla création de ce statut, l’asile territorial, très similaire àl’asile politique, qui permettait d’avoir une carte de séjour en attendant de pouvoir rentrer en Algérie. Ce n’était pas un papier qui te permettait de travailler, tu n’avais aucun droit, tu devais seulement attendre. Même aujourd’hui, je connais des gens qui ont cette carte depuis quatre ans et qui attendent toujours.

J’ai finalement passé huit mois en France alors que j’en avais prévu
deux, jusqu’àla parution en Italie du décret Napolitano : la régularisation. Un jour, je reçois un coup de fil de mon ami Indien qui se propose de m’aider àentamer des démarches de régularisation. Pour moi c’était une chose merveilleuse, j’attendais de sortir de la clandestinité depuis tant d’années. Mais il y avait encore la frontière àpasser, et toujours grâce àlui, j’ai réussi àrentrer. Dès mon retour, j’ai fait une demande de régularisation et cela a pris beaucoup de temps. Pour ça, il fallait un contrat de travail et une preuve de domicile. Comment quelqu’un qui n’a pas de papiers peut-il montrer une quittance de loyer ? C’est absurde !

Par les connaissances de mon pote, j’ai rencontré un Egyptien qui m’a permis de résoudre la question du logement, pendant que lui m’a embauché comme homme àtout faire, ce qui m’a donné un contrat de travail. Au final, j’ai réussi, ou plutôt il a réussi àboucler ce dossier de demande de permis de séjour. Je suis revenu de
France en septembre, et fin mai je n’avais toujours rien obtenu. Ils
m’avaient donné un récépissé qui attestait que j’étais en cours de
régularisation et avec ça, en sachant qu’ils ne pouvaient pas m’arrêter, j’ai commencé àme bouger pour trouver quelque chose à
faire. J’ai pensé me diriger vers une grosse ville, c’était un grand pas
pour moi, enfin sortir de ce petit village ! J’ai trouvé un travail de
distribution de prospectus publicitaires, mais le problème restait
où dormir. J’étais payé 30 000 lires par jour (15 euros), et je devais
payer le trajet pour me rendre en ville. Mais l’important pour moi
était de ne pas rester immobile, même si je ne gagnais rien, c’était
pour moi une possibilité de connaître la ville, certainement pas les
œuvres d’art, mais les gens et leurs réseaux. A un moment donné,
les papiers n’étaient toujours pas arrivés, les problèmes demeuraient, et j’ai recommencé àme sentir un poids pour la famille qui
m’hébergeait, je me suis dit que je devais ànouveau absolument
sortir de cette situation. J’avais déjàété la cause d’une dispute avec
le père, parce qu’ils m’hébergeaient et que j’étais encore chez eux,
avec leurs deux enfants. Et si j’avais eu mon permis de séjour...
qu’est-ce que ça aurait changé ? J’ai réalisé que ma situation n’était
pas liée uniquement au permis de séjour, mais aussi aux désirs que
je voulais réaliser.

Par exemple, j’ai eu àfaire àun centre d’accueil, une chose que je n’aurais jamais imaginé vivre en Europe, ni même ailleurs. Je n’imaginais pas qu’on puisse être obligé de vivre dans une situation semblable àcelle que je vivais jour après jour. Pour moi, demander àêtre hébergé signifie un manque incroyable de dignité parce que je suis en bonne santé, il ne me manque rien et surtout mon père a dépensé de l’argent pour me payer des études ; et je me retrouve dans cette situation absolument inacceptable. J’ai donc décidé d’aller dans ce centre d’accueil, une structure de l’Eglise, dans un quartier périphérique de la ville, làje dormais avec des gens d’autres communautés, des Albanais, des Tunisiens, des Marocains... Mon permis de séjour n’était toujours pas arrivé, et dans cet établissement l’hébergement était limité dans le temps, c’est-à-dire que tu ne peux pas y rester indéfiniment, au bout d’un certain temps il faut laisser sa place àun autre.

Et entre temps, en attendant ton titre de séjour, quel type de document tu avais pour pouvoir circuler ?

J’avais un récépissé, en attendant la réponse àma demande. Donc j’habitais dans ce centre d’accueil de l’Eglise, tout en continuant la distribution de prospectus publicitaires. Pour finir, je n’arrivais plus àsubvenir àmes besoins, avec 30 000 lires par jour et
en travaillant certaines fois un jour par semaine, parfois trois, c’était impossible de survivre. J’ai donc décidé de me remettre àbosser dans l’agriculture. J’ai appelé quelqu’un au village chez qui j’avais déjàtravaillé, il y avait de la place et j’y suis retourné, tout en continuant àhabiter dans le centre d’accueil. Ca voulait dire faire des allers-retours (le village se trouve àenviron 70 km de la ville), travailler toute la journée et rentrer avant 11 heures le soir. Je considérais que c’était une chose que je devais faire, qu’avant je n’aurais pas pu faire... acheter un billet et prendre le train, avant je n’avais pas ce « droit  », disons, vu que la peur me tenaillait.

Le titre de séjour arriva enfin, un an après le dépôt de dossier, et la première chose que j’ai faite ce fut d’acheter un billet pour l’Algérie dans une agence de voyage. Evidemment, je n’avais pas l’argent pour l’acheter, et mon ami le paya.

C’était important, parce que j’avais un autre gros problème, d’ordre
moral et sentimental, puisque ma fiancée était restée en Algérie, ça
peut sembler insignifiant, mais elle n’était pas bien non plus là-bas.
Le problème était que ses parents, son père et sa mère, savaient
qu’on était fiancés... une chose peu ordinaire en Algérie, on ne
peut pas inviter sa copine àla maison comme ici. C’était comme
une promesse... quelles que soient les raisons ou le contexte, je ne pouvais pas la laisser tomber, parce que mon père avait donné sa
parole et qu’il y avait toute la pression sociale. On a été ensemble
pendant dix ans, je suis resté ici pendant trois ans et demi sans
la voir, et ça a été une souffrance supplémentaire pour moi, et
surtout pour elle... et donc la première chose que j’ai faite c’était
d’acheter ce billet, vu que je m’étais déjàarrangé avec mon pote, et
une semaine après je suis parti en Algérie. Je l’ai vue, j’ai vu mes
amis et d’autres gens, je suis resté un mois et demi. De retour en
Italie, dans l’avion, je me demandais où j’irai, puisque je devais
quitter ma place dans le centre d’accueil. Où irai-je en rentrant ?
Encore une fois, c’est mon ami qui m’a proposé de revenir chez lui,
car il partait en Inde, et je pouvais rester avec sa femme et ses enfants. C’est-ce que j’ai fait. Je suis resté jusqu’au moment où je me suis dit : « c’est bon, j’ai mon titre de séjour, je suis allé en Algérie, j’ai revu ma famille et ma copine, qu’est-ce que je fous encore dans cette maison ?  ». Il me répondait : « doucement, les choses sont difficiles, prends ton temps, ne te presse pas  »... Mais je ne pouvais pas envisager de continuer ainsi.

Alors je me suis inscrit dans un centre d’accueil de la mairie, et
j’ai obtenu un lit dans une chambre de six personnes. Une expérience terrible, qui a rendu encore plus profonde ma désillusion
dans ma quête de liberté... Des choses très simples que je n’aurais
jamais pensé vivre, comme par exemple de devoir boire du vin en
cachette. En Algérie aussi c’est risqué de boire du vin, étant donné
que c’est mal vu, mais ici, en Italie, en Europe, dans un pays démocratique, pourquoi n’aurais-je pas le droit ? Donc, interdiction
de boire du vin, puis à7 heures du matin il faut quitter les lieux.
Tous ceux qui vont dans ce genre de lieu, c’est qu’ils n’ont pas les
moyens ou qu’ils ne peuvent pas louer quelque chose... ceux qui y
vont, c’est parce qu’ils sont obligés d’y aller, c’est évident. A 7 heures du mat’ donc, même en hiver quand il fait -10° àl’extérieur, une
femme qui travaille là-bas passe, comme un flic, et tout le monde
dehors... il faut sortir à7 heures du mat’ et tu ne peux pas rentrer
avant 7 heures du soir. A 21h30, toutes les lumières sont éteintes, et il faut que tu dormes. Une déception incroyable pour moi, une façon lourde d’être traité, on ne boit pas de vin « parce que les Marocains foutent le bordel  », parce qu’il doit y avoir de la discipline... un désastre. A trente ans, tu dois m’éduquer, toi... parce que je dois être discipliné, je dois être comme tu veux que je sois. De la rage, de la frustration...

Ensuite, le travail, même avec le permis de séjour. Je suis souvent
retourné bosser dans l’agriculture, en réalité le permis de séjour
n’a pas changé grand-chose en ce qui concerne l’aspect économique de la vie, sur le plan d’assurer mon quotidien. J’ai aussi fait
des boulots occasionnels, par exemple en usine, j’ai même eu des
accidents de travail. Des choses, comme j’ai dit au début, que je
n’aurais jamais pensé avoir àvivre.

Au milieu de tout ça, il restait dans ma tête un espoir, celui de pouvoir trouver un jour un travail qui corresponde àmon diplôme,
dans la ville où je vis, en Italie. J’avais tellement confiance en mes
compétences, de faire ce travail en Italie ou ailleurs, aussi parce
que j’avais des amis en Algérie qui avaient étudié et travaillé avec
moi dans les télécommunications, et qui avaient fini par trouver
du boulot ici, dans ce secteur en pleine expansion. L’espoir de
trouver un tel emploi m’a toujours fait tenir. Le travail àl’usine,
les travaux pénibles, je les ai faits en pensant que j’aurais trouvé
autre chose... et donc pendant une année j’ai fait ces petits boulots, comme travailleur quinze jours et ensuite rester un mois au centre d’accueil. Malheureusement mon séjour au centre d’accueil est arrivé àéchéance, j’avais épuisé toutes les solutions. Retourner chez mon pote indien était hors de question, alors avec un ami,
que j’avais connu en travaillant dans les champs, et qui lui aussi
devait quitter àce moment le centre d’accueil, on a décidé de louer
une maison, ou plutôt, on devait absolument en trouver une.

Ca nous a pris des jours et des nuits... On a répondu àdes annonces, et rien, on a fait appeler un Italien mais quand nous on se pointait pour visiter, rien... Il y a toujours une excuse, « ma fille l’a loué àson copain  », « mon mari l’a déjàloué àquelqu’un d’autre  », je ne sais pas, des histoires pour ne pas nous la louer, quoi. La semaine juste avant de devoir quitter le centre, une amie marocaine a trouvé une maison et elle savait que moi aussi j’en cherchais une. Le proprio voulait une caution de 3 millions de lires (1 500 euros) parce qu’il venait de faire des travaux et qu’il laissait la machine àlaver etc. Mon amie lui a répondu : « d’accord, j’en parle avec mon mari et je vous tiens au courant  ». Elle n’était pas ma femme, mais de le faire croire était le seul moyen de « bien présenter  » aux yeux des propriétaires. Pour eux, on était donc mari et femme... on est allé voir le syndic de l’immeuble, mon amie a mis un voile, on leur a fait croire qu’elle ne comprenait pas très bien l’italien, pour éviter de se contredire au cas où ils nous posent des questions. Ca avait l’air facile, presque un jeu, mais la perspective d’être àla rue rendait la chose particulièrement sérieuse. On a même accepté de payer les trois millions, moi et mon pote, mais clairement on n’avait pas les thunes. Quoiqu’il en soit, une connaissance qui travaillait àl’étranger nous a envoyé de l’argent, et on a pu donner 1,7 millions de lires, ainsi que le loyer, et on s’est installés dans cette mansarde. On a trouvé cet appart, une semaine après mon colocataire a trouvé un boulot correspondant àson diplôme, ce qui a considérablement résolu ses problèmes, quinze jours après moi aussi je trouvais du travail chez un sous-traitant d’une grande entreprise de télécommunications. La situation commençait donc às’améliorer, on aurait pu aussi demander un autre prêt, parce qu’en travaillant on était capable de le rembourser.

L’autre problème qui se posait était la promesse de mariage que j’avais donnée au père de ma fiancée, pour moi une parole donnée... est, comme on dit par chez nous, comme un coup de pistolet, elle sort et ne revient jamais. Je ne pouvais pas faire marche arrière, c’était une question de dignité, il en allait de mon honneur et de celui de ma famille, mais aussi du sien et de sa famille. Alors je suis parti me marier.

Pendant que j’étais en Algérie, l’ami qui nous avait déjàaidé pour
payer le proprio m’a envoyé l’argent du second prêt qu’on lui avait demandé. Quatre millions de lires (2 000 euros)... une somme énorme en Algérie quand on pense qu’on en gagne difficilement 200 000 (100 euros) par mois.

J’ai enfin réussi àme marier, et je suis ànouveau retourné en Italie, et làa commencé la bataille pour y faire venir mon épouse. Et de nouvelles frustrations sont arrivées, parce que finalement ni le permis de séjour ni le travail que mon diplôme m’avait permis de
trouver, ne suffisaient àme faire sentir libre, ni àavoir l’impression d’avoir trouvé ce que je cherchais. Seuls les problèmes avaient changé.

Quelles sont les différences et les perspectives concrètes quand on
passe d’un statut d’immigré clandestin àun statut légal ?

Quand le permis de séjour arrive, l’illusion que l’on a en attendant les papiers en règle est remplacée par de nouveaux problèmes qui provoquent une rage et une frustration égales àcelles que t’avais avant. Surtout, avant tu as au moins l’espoir que la situation changera une fois tes papiers reçus.

Au final c’est pire, parce que de nouveaux problèmes apparaissent... Un simple exemple, concernant ma fille : en Italie, quand il y a une naissance, la mairie donne un chèque pour le nouveau-né. Ma femme est allée demander ce chèque, et parce qu’on est étrangers, ma fille n’y a pas eu droit.

Ce n’est pas un problème plus grave que ceux que j’avais déjàrencontrés, mais d’une autre nature : il y a cette gamine qui, avant même sa naissance, était déjàdiscriminée, considérée comme inférieure ; de ne plus être le seul àêtre concerné, que tout ça touche d’autres personnes de mon entourage, ça me dégoà»te. Il n’y a aucun moyen de s’en sortir, parce que ça ne dépend pas de moi. C’est comme la clandestinité, c’est pour ça que je dis que la frustration est la même... dans la clandestinité, je n’étais pas maître de ma vie, je devais attendre que d’autres en décident. Même si j’avais les capacités physiques et intellectuelles pour améliorer ma situation, rien de cela ne dépendait de moi. Et ces problématiques, je les vivais aussi avec l’histoire de ma fille, juste d’une autre manière.

Un autre problème reste que penser pouvoir améliorer sa propre
condition économique est une illusion. Il est vrai qu’en Algérie
mon salaire ne me permettait peut-être pas d’acheter certaines
choses, comme une chemise, ce qui me mettait en rage... Tu te
lèves à7h du mat, tu rentres chez toi à7h du soir, tout ça pour
rien, on te donne un salaire qui ne te permet rien. Ma rage s’est
également renforcée avec certains événements comme celui-ci :
au septième mois de la grossesse de ma femme, nous avons demandé par écrit au syndic si nous pouvions, en payant, utiliser
un ascenseur dans une autre partie de l’immeuble, mitoyenne àla
nôtre. Cela nous a été refusé, et quand je leur ai fait observer que
s’il y avait eu un problème cela aurait pesé sur leur conscience, ils
m’ont répondu : « nous n’avons pas de problème de conscience,
nous sommes catholiques.  » S’il n’y avait pas eu d’autres possibilités... mais que ma femme soit obligée de monter ces cinq étages
àpied, alors qu’elle aurait pu prendre un ascenseur, cela a décuplé
ma colère, mon angoisse de constater mon impossibilité de louer
une maison avec ascenseur. Les problèmes avaient changé, certes,
mais aucun ne te laisse dormir la nuit.

Avant, il y avait la peur d’être découvert comme clandestin et d’être
expulsé, mais avec les papiers c’est encore pire : la peur a redoublé.
En clandestinité, il y a une sorte d’auto-répression àtous les niveaux, qui s’opposait àce que j’aie une vie publique, àme défendre
quand j’étais agressé, àaméliorer mes conditions morales et matérielles, il m’était impossible de le faire car je n’avais pas de papiers.
En réalité, avec les papiers je suis plus contrôlé, plus cerné dans
ma vie publique et aussi dans ma vie privée... je me sens étouffé
par la peur. Il est clair que personne ne me pointe un flingue sur
la tempe, mais il y a cet enfermement, cette clôture de barbelés,
cet encerclement invisible qui est la peur, l’angoisse de revenir au
point de départ, ou même pire, après tous les sacrifices endurés,
de retourner carrément en Algérie, parce qu’en réalité le permis de séjour ne vaut rien, il sert juste aux autorités pour mieux te
contrôler. La peur est en fait exactement la même que celle vécue
en clandestinité. Pire, vu que l’Algérie n’accepte pas les personnes
sans papiers, je m’aperçois maintenant que sans-papiers j’étais
plus en sécurité, ils ne pouvaient pas me ramener en Algérie, alors
que maintenant ils peuvent très bien le faire parce qu’ils ont mon
passeport, ils ont tout, je suis en réalité plus exposé. Et puis je n’ai
pas besoin de tuer quelqu’un pour risquer ça... il suffit que je sois
licencié, viré de mon travail et ils peuvent m’expulser... La situation n’est pas comme avant, elle est pire. Sur le plan économique la
frustration reste, même si je mentirais en disant que le quotidien
n’a pas changé... En Algérie par exemple, il était très difficile pour
moi de trouver un appart, même comme celui-ci, et de vivre paisiblement avec ma famille, non pas parce qu’il n’y en a pas, mais
parce qu’ils sont très chers. Ici je peux en trouver un, mais le fait
de ne pas pouvoir utiliser un ascenseur produit la même frustration. Si maintenant je disais ça àquelqu’un qui est encore là-bas,
en Algérie, il me dirait : « tu es fou  », mais quand tu vis toi-même
un problème, celui-ci prend un autre aspect, une autre dimension.
Voilà, il n’y a pas de différence avec la clandestinité, c’est de toute
façon toujours une question de survie... ce n’est pas parce que tu
as des papiers que tu es tranquille. Il y a aussi la peur de s’organiser dans un projet commun avec d’autres personnes, et je me suis
rendu compte de ça en rencontrant d’autres gens politiquement
actifs, parce que si tu vas àune manif, un truc de base, et qu’il y
a des affrontements, ou même s’il n’y en a pas, tu multiplies les
risques du fait que tu es immigré. Et ça, tu sais ce que ça a comme
conséquences ? Que tu ne vas pas aux manifs, même si tu en as
envie, même si tu considères que c’est un devoir moral de faire
certaines actions, manifs ou autres, et de ne pas y participer, pour
moi, c’est un énorme gaspillage d’énergie : tu as envie de faire quelque chose, tu sais que tu peux le faire, mais tu ne le fais pas parce que tu es un immigré, non pas parce que tu as tué quelqu’un ou parce que tu as braqué une banque, uniquement parce que tu es un immigré. Ce sont les plus grandes déceptions pour qui vient chercher la liberté et une amélioration de sa propre situation économique ou familiale.

Si donc la clandestinité a été un passage dans ce que tu as vécu, ton histoire d’immigration, de ce que tu as laissé derrière toi pour aller concrétiser ces aspirations, cette liberté, est un parcours sans retour possible, qui te pousse de toutes façons, au milieu de toutes les épreuves, àaller de l’avant pour trouver quelque chose qui puisse effacer la frustration du moment présent. Même si tu sais déjàqu’une autre frustration peut survenir dès le lendemain, avec un nouveau problème. Plus que la clandestinité, il me semble que l’immigration soit le choix qui conditionne ta vie jour après jour, avec la perspective de ce que tu pourrais trouver face àtoi.

Ce choix conditionne énormément, en réalité on ne choisit pas de migrer, on y est obligé. Quand quelqu’un est obligé de migrer, c’est toujours avec l’espoir d’une amélioration, en réalité c’est juste d’autres problèmes, de nouvelles frustrations de la même ampleur, qui se posent. Si tu es frustré, par exemple parce que tu n’arrives
pas àavoir une vie affective ou parce que tu n’as pas d’eau àboire, tu ne peux pas estimer les degrés de frustration ni déterminer, donc, ce qui te frustre le plus, les deux ont exactement la même valeur.

La clandestinité est vécue dans l’espoir d’en sortir, on l’affronte sans devenir fou parce qu’il y a l’espoir de ce changement. Quand on sort de la clandestinité, on se rend compte que les problèmes n’ont pas disparu.

Peut-être alors que le seul vrai espoir de sortir de la clandestinité, ce n’est pas le fait d’avoir ànouveau une pièce d’identité, ce bout de papier dont, en tant que clandestin, on a l’illusion qu’il peut apporter l’amélioration tant rêvée de la vie, mais plutôt de réussir
àêtre soi-même en réalisant ses aspirations sans ces frustrations qui nous ont suivis tout du long.


Extrait d’Incognito, Expériences qui défient l’identification, co-édité par Nux-Vomica (Alès) et Mutines Séditions, décembre 2011, 120 pages.