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Peste Noire

Autour de la mort d’un compagnon au Chili, mais pas seulement

mercredi 2 septembre 2009

Un anarchiste est mort. Un compagnon est mort. Un individu est mort. Le 22 mai 2009, àcôté de l’Ecole de Gendarmerie de Santiago du Chili, l’engin qu’il transportait sur son vélo lui a ôté la vie. Il s’appelait Mauricio Morales.

Avoir prise sur le monde. Rendre des coups àceux qui nous oppressent. Ceux qui font de notre existence un enfer. Se battre sans attendre. Pour la liberté. Pas par impatience d’on ne sait quels lendemains radieux. Simplement parce notre vie c’est ici, et maintenant. Parce que nous n’en avons qu’une. Parce que personne d’autre ne le fera ànotre place. Parce que les fers qui nous enchaînent –Etat, religion, famille, exploitation, marchandise, ainsi que leurs défenseurs et leurs faux critiques– ne disparaîtront pas tous seuls.

Attaquer, donc. Briser la résignation. Refuser de marcher vers l’abattoir. Ne pas se contenter de résister. Transformer les rapports. Scier les barreaux de la prison sociale. Seul ou àplusieurs. De jour comme de nuit. Encore et encore. Le souffle court et la main sà»re. Avec toutes les armes de la critique. Sans hiérarchies. Le feu, le blasphème, la pince-monseigneur, l’ironie, la poudre noire, le pamphlet, l’expropriation, le blocage, le grain de sable, l’affiche, le flingue, l’émeute, le bras et le cÅ“ur. Le cerveau et les tripes. Visant juste. A chaque coin de rue.

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« Ce n’est pas le moment. Nous ne sommes pas assez. Ça fait le jeu de l’ennemi. C’est de l’auto-destruction. » ChÅ“urs d’esclaves mà»s par la trouille. Foule de spectateurs blindés de cynisme. Prêches de citoyens soudés par des miettes.

Le bon moment, ne serait-ce pas lorsqu’on est vivant ? Lorsqu’on peut se lancer àl’assaut de l’Existant, même au risque de tout perdre ? A moins que ce ne soit lorsqu’un stratège visionnaire le décidera. Un jour. Oui, peut-être. Lorsque nos chairs grises seront déjààmoitié rongées par les vers. Ou jamais.
Le nombre suffisant pour se battre, il ne sera jamais assez élevé. Même si la guerre sociale est déjàlà, qu’il ne tient qu’àchacun de l’approfondir et de la diffuser. Mieux vaut alors faire un trait sur toutes les possibilités qu’offrent les individus, leurs affinités et leur détermination. Mieux vaut confier son sort aux grands nombres, àde futures majorités. A ces fossoyeurs de la liberté qui se nomment aussi bien fascisme que stalinisme, théocratie que démocratie. Attendre la masse, tâter le peuple, espérer le prolétariat ou n’importe quelle autre chimère qui viendra sonner le gong final. Avoir une calculette àla place du cœur.
L’ennemi a beau être parfois machiavélique, il y a bien longtemps déjàqu’il a abattu ses cartes : toute personne qui refuse de se plier aux mécanismes de l’exploitation et de la domination est irrémédiablement broyée. Faut-il être devenu àce point amnésique et insensible pour feindre de l’oublier ? Pour ne pas voir que le capitalisme élimine non seulement sans pitié ceux qui lui barrent la route, mais aussi tous ceux qui lui sont inutiles ? Faire le jeu de l’ennemi, ce n’est alors certes pas de l’attaquer. C’est de s’y soumettre et de s’y résigner. Par sa passivité comme par son silence.
Tout a été construit contre nous, et rien de ce qui fait ce monde n’est àpréserver. Ni ses bâtiments, ni les rapports sociaux qui les meublent. Pas la moindre de ses institutions. Si brà»ler les commerces ou les écoles du quartier où on survit est de l’auto-destruction, comme beaucoup l’ont encore craché en novembre 2005, il devient logique que partir en combattant devient un luxe d’enfant gâté. C’est vrai ça, pourquoi s’acharner àvouloir tout démolir alors que ce système va jusqu’àproposer àses rebelles des alternatives subventionnées, des paradis artificiels, et même des niches aménagées ? Pourquoi mourir pour des idées alors que tant de saloperies techno-industrielles nous proposent déjàde crever les yeux ouverts et sans rien faire ? Crever sans rien faire, justement.

Une « anarcho-libertaire » est morte. Une camarade est morte. Un individu est mort. Le 1er mai 2009, dans une usine désaffectée àcôté de Chambéry, l’engin qu’elle fabriquait avec son compagnon lui a ôté la vie. Elle s’appelait Zoé.

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C’est àchaque fois le même creux au ventre. Douloureux. Qui nous travaille, se rappelle ànous. On est d’abord frappé, comme transpercé par la nouvelle. On imagine la scène. On ne veut pas l’imaginer. Mauricio. Zoé. On ne les connaît pas. Certains se cherchent des excuses, se bricolent un bouclier de pacotille. Sont-ils vraiment des camarades ? Faisaient-ils quelque chose qu’on partage totalement ? Cela vaut-il la peine ? Mais les morts ont souvent le grand défaut de se taire. De nous laisser seuls. On écoute les infos en boucle, on cherche leurs proches. Ou pas. On tente un coup de solidarité avec un texte, voire en continuant de fréquenter les lieux désormais sous pression policière. Ou pas.

Mais personne, non personne (ou presque), ne veut penser que ces deux-là, ça aurait pu être soi. Trop angoissant. Trop embarrassant surtout. Qu’on s’adonne àla chimie ou qu’on s’en désintéresse n’est pas la question. Des camarades, des compagnons sont morts. Et pas en regardant la télé, ni en refaisant une fois de plus le monde dans un canapé.

Se reconnaître en eux. Se reconnaître dans des idées anti-autoritaires. Dans ce rêve d’une liberté sans mesure. Un rêve éminemment pratique. Une pratique qui libère. Et si cette tension vers la liberté peut aussi abréger notre existence, ce n’est que parce que la vie est mortelle.
Alors ? Alors, tout continue, porté aussi par ceux qui trébuchent et ne se relèvent pas. Parce qu’il s’agit de bien plus que de corps disparus... parce que la lutte continue... parce que nous n’avons pas le culte de la charogne... parce que la solidarité c’est l’attaque... parce que l’attaque contre toutes les dominations élève le plaisir de vivre...

« Transformons notre douleur en rage, et notre rage en baril de poudre ».

Paris, 20 juillet 2009.

Extrait de Peste Noire, recueil de textes sur la mort de Mauri.
téléchargeable sur infokiosques.net.