Accueil > Articles > Vieilleries > Note éditoriale du premier numéro d’Os Cangaceiros (Janvier 1985)

Note éditoriale du premier numéro d’Os Cangaceiros (Janvier 1985)

samedi 5 juin 2010

Deux mensonges se sont succédés dans la bouche de l’ennemi : il y a quinze
ans, celui d’après lequel nous aurions alors vécu dans une société de
consommation, et àprésent celui de la crise. Leur succession est parfaitement
logique. La crise vient par opposition àun miracle économique.

Par définition la crise est quelque chose àquoi il faut croire. Avec son discours
sur la crise, la bourgeoisie monte une énigme théorique. La crise se présente
comme l’héritière de la nécessité naturelle, sauf qu’elle n’a rien de naturel.
L’énigme se trouve là. Elle se résout vulgairement àun chantage exercé sur
les pauvres.

Il s’agit pour l’ennemi de redonner une légitimité àun pouvoir tant contesté depuis
15 ans. L’État et ses spécialistes se posent, dans le secret des dieux, comme
l’intermédiaire entre une puissance divine et insaisissable et la masse des pauvres.
C’est en Italie au début des 70’ que cela a commencé : après le « miracle économique
 » des 60’ ce pays était subitement devenu ingouvernable. La seule nécessité
de l’argent ne suffisait plus àterroriser les travailleurs, qui s’y attaquaient de
mille façons hors de l’usine. Et avec la lutte contre le travail, dans les ateliers, les
entreprises n’arrivaient plus àgagner de l’argent : on sait comment la FIAT a
depuis surmonté cette crise sociale, en mettant une partie des ouvriers en Cassa
Integrazione [équivalent des Assedic] et en robotisant les chaînes de montage.
Et cela au nom de la prétendue crise économique.

Dans les 30’ s’était achevée l’expansion fer/charbon/acier et avait commencé
l’essor pétrole/automobile/électroménager, c’est-à-dire l’époque
où la richesse allait être placée en vue des pauvres. Le Welfare State [état
providence] fut l’agent de circulation de ce passage (limiter la concurrence dans
la société bourgeoise et assister les pauvres tout en leur garantissant du travail
àtout prix). L’idée dominante était d’aspirer àla sécurité sociale.
Cette époque qui avait commencé avec la fin de la Dépression et de la seconde
guerre mondiale a connu son terme avec 68 et s’est terminée dans les 70’, dans
le déchirement général.

Dès lors une autre stratégie s’impose àl’ennemi. Pour pouvoir « retrouver un climat
de confiance dans l’entreprise  »
(comme dit Tapie) il doit introduire le risque
dans la société. Pour que le capital retrouve le goà»t de s’investir, il faut que les
pauvres vivent désormais dans le risque permanent face àla nécessité de
l’argent. « Le risque, facteur d’innovation sociale  » comme se plaît àle nommer un
défenseur du pouvoir.

La concurrence des capitalistes entre eux est àprésent véritablement mondiale,
car c’est seulement àprésent que la marchandise a pénétré tout le monde sans exception
 : ils savent qu’ils ne pourront continuer de prospérer qu’en se montrant
de plus en plus féroces entre eux et contre nous.

Le capitalisme laisse alors mourir toutes les entreprises qui ne peuvent assurer la
concurrence mondiale, en un mot tout ce qui immobilise de l’argent en vain. Il
doit assainir le marché, et d’abord celui du travail – comme àla FIAT ou àTalbot.
La mère Thatcher est la plus extrême : elle laisse crever toutes les entreprises
affaiblies. Des pans entiers du vieil appareil industriel britannique se sont effondrés,
comme àLiverpool (secteurs jusque-làprotégés, àl’époque du Welfare
State
, par l’État travailliste et les syndicats).

Rien n’empêchait il y a 10 ans l’application des présentes mesures sociales et industrielles,
si ce n’est que personne ne les aurait alors acceptées. La crise, le chômage
ont été 10 ans de purgatoire pour les pauvres, au terme duquel ils se voient
imposer la guerre de tous contre tous dans des conditions les plus dures. Ainsi les
ouvriers de l’automobile aux USA (Remember Lordstown 72 ! [1]) sont-ils contraints
àla déportation, àla reconversion et àla réduction de leur salaire (parfois jusqu’à
2/3 ! ). La fin du Welfare State était le préalable àce redéploiement terroriste.

Il est encore plus long, désormais, et encore plus semé d’embà»ches le chemin
pour parvenir àla misère ! Ce qui était jadis requis pour devenir un self-made man
(sacrifice, motivation, investissement) est désormais exigé de n’importe quel
travailleur. La seule participation positive des pauvres àla société civile, le travail,
avait tendance àse déprécier ces derniers 15 ans. Le capitalisme en est alors venu
àexiger des pauvres qu’ils s’identifient corps et âme àla société civile et qu’ils en
fassent la preuve par leur motivation, leur dynamisme et leur esprit d’entreprise.
Les pauvres doivent être méritants (« Exploiter la partie productive des processus
déviants  »
disent les spécialistes chargés de réformer l’organisation du travail).

Mais bien sà»r, ce àquoi le cadre a consenti de lui-même, il faut l’imposer aux pauvres
sans qualité àcoups de licenciements, de suppression d’allocations-chômage,
d’enquêtes de motivation, de stages de reconversion. Ce qui va de pair l’automatisation et l’informatisation accrues du travail :
maintenant le bon travailleur ne se distingue plus par l’habileté
manuelle, la vélocité ou la compétence technique,
puisque les machines possèdent désormais tous ces attributs
et corrigent d’elles-mêmes toute défaillance de leur
appendice humain. Le bon travailleur est donc celui
qui prend des initiatives, qui souscrit activement au rôle
qui lui est désigné. C’est désormais visiblement une idée
qui régit le cours de ce monde.

Mais « c’est aussi dur de reconquérir le plaisir dans le travail
que dans la vie sexuelle  »
comme confessait impudemment
un cadre de Renault-Flins. En octobre 84, la direction de
cette usine proposait une promotion aux caristes : il s’agissait
d’élargir leurs responsabilités, de les obliger àpenser.
Au grand désarroi des syndicats, les caristes ont majoritairement
refusé : « Pour 200 F par mois de plus, pas la peine
de se faire chier àprendre des responsabilités  »
.

Fabius le moderniste cite en exemple le Japon où 95% des
travailleurs fixes sont des bacheliers. La crainte de tomber
au rang de journalier les fait étudier comme des bêtes afin
de décrocher des diplômes. Cette frénésie a pour conséquence
une hausse des « maladies mentales  » et des somatisations
diverses, et de nombreux meurtres de profs.

Comme àSylicon Valley : plus ces petits hommes pensent
et plus ils deviennent fous, détraqués, dépressifs, suicidaires.
Voilàqui révèle bien l’irrationalité de la pensée qui les fait
travailler, cette pensée qui ne leur appartient pas et qu’il
leur faut réaliser. Ceux qui tuent leurs profs ne sont pas les
plus fous. Et pour ceux qui ne se plient pas àce système, il
y a toute une série de mesures, comme celles que propose
en France le rapport Bonnemaison [2].

« Les travaux d’intérêt général  » qui avaient été conçus
comme peines de substitution pour les jeunes délinquants,
sont maintenant destinés àtous les pauvres sans travail, et
donc délinquants potentiels. Pour l’État, le chômage est
avant tout un désordre àprévenir. Le projet de l’ennemi est
clair : d’un côté une société civile auto-policée et de l’autre
une armée de réserve sous contrôle étatique. Et pour ceux
qui restent sourds àces injonctions étatiques, une « Politique
de prévention fermée  » (lire : de répression ouverte).

Au XXème les pauvres ne subissent plus l’arbitraire
de quelques riches mais l’arbitraire de la richesse
abstraite. La marchandise est un processus pleinement
mondial : il ne lui reste plus de terres en friches.

Aujourd’hui sont réunies les conditions d’une concurrence illimitée dans le
monde : et pour s’adonner librement àcette forme moderne de la guerre de tous
contre tous, les capitalistes doivent disposer des pauvres àleur gré.

Nous pouvons comprendre aisément que nous ne sommes que la matière première
de cette concurrence mondiale. Et l’enjeu de celle-ci, c’est le monde. Le caractère
unitaire de la marchandise et de son monde reçoit son fondement de cette
dépendance générale des individus. À présent tout le monde dépend de tout le
monde. Chaque malheur local des individus a donc visiblement une cause unique
et qu’ils peuvent trouver dans la nature même du monde.

Au cours de l’année 84, des révoltes ont éclaté en plusieurs lieux du monde
pour les mêmes raisons : au Brésil, en Tunisie, au Maroc, àSt-Domingue,
en Égypte. Dans ces pays endettés auprès des banques US et européennes,
l’exigence du Fonds Monétaire International de « rétablir la vérité des
prix  » a fait couler le sang. C’était la destinée des pauvres que de payer cette
dette. Ainsi les individus salariés qui font les frais de la dette d’État, en Pologne
comme au Brésil, sont massivement conduits àconnaître l’essence même du
monde, l’argent, comme une force hostile àcombattre. L’expérience isolée de
l’individu pauvre se transforme alors en une expérience commune àtous, et qui
s’exprime dans la révolte.

Qu’il se prétende libéral ou social-démocrate, l’ennemi est partout réformiste :
« La réforme doit rendre inutile la révolution  » disait déjàun homme d’État voici
10 ans. C’est ce programme qui est appliqué depuis. Mais au moment où les défenseurs
de l’ordre régnant n’ont d’autre alternative que sa réforme, les pauvres
répondent par leur « immobilisme  », leur répulsion àce changement. Le réformisme
dénonce dans les récentes révoltes leur caractère purement « réactif  » et
n’y voit qu’un attachement caractériel au passé (sécurité, passivité). Il est difficile
de mépriser davantage les gens : eux qui avaient pu croire àla richesse se voient
systématiquement rappeler qu’ils ne sont que des esclaves, parfaitement dépendants
d’une force extérieure qui se retourne de plus en plus contre eux. Ce n’est
pas au nom du passé qu’ils se révoltent : quand ils prennent la parole et la rue,
c’est pour exiger de l’État bien plus que celui-ci n’a jamais promis.

Selon le bon sens économique, les mineurs britanniques ne se battraient que
pour maintenir les puits non-rentables en activité. À ce titre, ils ne pourraient
qu’être vaincus.Mais c’est contre tout autre chose qu’ils se battent : contre le statut
de nomade industriel que l’État britannique veut leur imposer (« Don’t wanna
be industrial gypsies  »
disent-ils).

Les mineurs britanniques se battent contre la conception qu’a l’ennemi du changement.
Dans cette lutte ils découvrent une autre conception de ce changement,
de plus en plus destructive – comme l’avaient fait les émeutiers de 81. Aujourd’hui
les bandes de jeunes chômeurs-à-vie et les piquets de mineurs se retrouvent
ensemble pour attaquer la police. Ce sont seulement les bureaucraties
syndicales, cherchant àimmobiliser la lutte, qui en appellent à« la défense des
avantages acquis  »
. Les pauvres en Grande-Bretagne sont en train d’en obtenir
un, d’avantage, et décisif : celui de se découvrir un ennemi public.

Nous-mêmes, qui avons presque tous été d’humbles salariés nous rencontrons de
plus en plus souvent d’autres pauvres contraints au travail (ou au chômage) et qui,
comme nous, n’hésitent plus àvoler ce qui leur fait envie. (L’épicier Leclerc, qui
se propose d’organiser des soupes populaires pour les chômeurs démunis, disait
récemment àla télé qu’il peut comprendre l’affamé qui vole une boîte de pâté,
mais pas l’insolent qui dérobe des bouteilles de whisky.)

Contrairement àce que racontent les crétins au pouvoir, la pauvreté n’est
pas àla périphérie de leur monde mais au centre. Si àdes degrés divers
tout le monde est isolé dans la société, personne n’en est exclu. Un pauvre
c’est quelqu’un qui peut seulement croire àla richesse, quelqu’un dont la
dépense est toujours limitée, et donc décevante. Il ne connaît que le spectacle
d’une richesse qui lui demeure fatalement extérieure, mais qui le soumet tout
aussi fatalement àses exigences. La richesse ce n’est pas dépenser quelque chose
en particulier, mais dépenser en permanence tout ce qui existe.

Extrait de Os Cangaceiros N°1, Janvier 1985.


[1Grève àla General Motors
de Lordstown (Ohio)
au cours de laquelle les
ouvriers s’attaquèrent
aux robots de la chaîne
de montage.

[2Écrit en 82, le rapport
« Face àla délinquance :
prévention, répression,
solidarité  » inaugure la
mise en place des politiques
sécuritaires au niveau
municipal.