Accueil > Articles > Repression et oppression > Marc Machin contre la machine

Marc Machin contre la machine

Comment le droit ne nous profite pas

mercredi 15 octobre 2008

Le 24 avril, lors d’une de ses trop nombreuses allocutions présidentielles télévisées, un journaliste demande au justicier des maisons de retraite s’il ne voudrait pas, par hasard, régulariser des sans-papiers dont le contrat de travail pourrait faire office de titre de séjour – au moins quelques-uns, soyez gentil ! La question est idiote, mais la réponse est hilarante : « c’est quand même extraordinaire ! On voudrait me faire changer la loi àchaque fois qu’un sujet d’intérêt médiatique se manifeste. C’est comme ça qu’on exploite la misère des gens !  » Toujours aussi gonflé, le bonhomme.

La liste est longue de ces « sujets d’intérêt médiatique  » qui ont conduit directement àune chiée de communication d’État, àla mise en oeuvre d’une politique d’envergure ambitieuse… bref àune loi. Une de plus, toujours plus enfermante. Aoà»t 2007, le « petit Enis  », comme on dit dans la presse, est enlevé et violé par le « monstre  » Evrard ; on reçoit les parents àl’Élysée et on exige « des peines plus sévères pour les délinquants sexuels  ». Deux mois plus tard, la rétention de sà»reté débarque. Aoà»t 2007 toujours, le procureur de Pau requiert un non-lieu psychiatrique contre l’auteur d’un double meurtre àl’hôpital psychiatrique de la ville ; Rachida Dati légifère pour remettre en cause l’irresponsabilité pénale des « malades mentaux  ». On pourrait aussi évoquer l’introduction dans le code pénal du guet-apens et du témoignage sous X en duplex vidéo après l’attaque d’une patrouille de CRS dans la cité des Tarterêts fin 2006, àCorbeil ; en octobre 2007, le durcissement des peines pour les propriétaires de chien dangereux après la mort d’un gamin du 19 mois mordu par un molosse ; l’annonce de la résurrection d’une police de proximité – qui ressemble àla BAC– en mieux équipée après les émeutes de Villiers-le-Bel… Que d’histoires particulières, qui servent àfabriquer immédiatement de la loi ! Mais lorsque le « sujet d’intérêt médiatique  » ne peut pas servir directement le pouvoir dans son aspect le plus sécuritaire, lorsqu’il tombe au mauvais moment et qu’il n’est pas récupérable tout de suite, la loi ne surgit pas. Au moment même où Sarkozy nous ment une fois de plus, Marc Machin débarque dans la presse. Du fond de sa cellule, il vient nous dire lui aussi que le droit ne nous sert pas, ne nous libère pas, ne nous protège pas. Toujours, il nous écrase.

**MARC MACHIN, DANS LA MACHINE

« Marc Machin, fils de Marc Machin  », ça ne s’invente pas –et ça fait rire Le Parisien sur une demi-page. L’histoire, ce que l’on en sait du moins, est loin d’être drôle. Le premier décembre 2001, Marie Agnès Bedot est retrouvée morte sous la passerelle qui relie Neuilly àCourbevoie, entre les cages de verre de La Défense et une voie rapide… un décor de rêve. Marc Machin – 19 ans àl’époque – est arrêté dix jours plus tard sur la base d’un témoignage recueilli lors d’une enquête de voisinage. Une infirmière indique que le matin du crime vers 7h 30, un homme de 25 à35 ans l’a abordé en lui disant : « excusez-moi, madame, est-ce que je peux vous sucer la chatte ?  » Les flics recoupent avec une agression commise quelques mois plus tôt, lors de laquelle la même formule aurait été employée. Son auteur est fiché : c’est Marc Machin. Sur les photos, l’infirmière ne le reconnaît pas formellement –et le portrait-robot n’est pas très ressemblant. Mais on retrouve une veste d’aviateur chez lui, et ça, l’infirmière en est sà»re : le type qui lui a parlé en portait une ; et puis Machin est souvent défoncé ou mort saoul, c’est un zonard qui vit àdroite, àgauche. Surtout, son casier n’est pas vierge : condamnations pour vol, violences, dégradation. Machin nie les faits pendant la garde àvue, mais alors qu’elle se termine, il est reçu – hors procès verbal – par jean Claude Mulès, commandant « reconnu pour ses talents de persuasion  ». Depuis, il est conseiller technique pour des séries Télé, mais àl’époque, c’est dans le réel qu’il officie et embobine. « Il m’a montré le code pénal et m’a dit que si j’avouais, ça pouvait passer en homicide involontaire, et que je ne serais condamné qu’àtrois ou cinq ans  »â€¦ A l’ancienne, gilet sur les épaules, café chaud et « contrat moral  ». Il a avoué, puis s’est rétracté ; quant àMulès, il a bien sà»r nié avoir tenu ces propos. Trois ans d’instruction plus tard, Marc Machin est condamné en 2004 àdix-huit ans de prison. Il fait appel et écope d’une peine de sà»reté de douze ans. Si l’on reparle de cette histoire aujourd’hui, c’est que dans la nuit du 3 au 4 mars dernier, David S., àpeine sorti du placard, s’est rendu au commissariat de La Défense pour avouer le meurtre dont Machin a été accusé. Il s’accuse aussi d’un autre meurtre commis en mai 2002. Le corps de Maria Judite Araujo, 48 piges, avait été retrouvé, violé et égorgé, exactement au même endroit ; mais àl’époque, l’instruction de la première affaire n’en avait pas été troublée le moins du monde, et Machin était resté le coupable idéal.

**DE L’ADN QUI N’INNOCENTE PAS AU DEUIL DES FAMILLES QUI FAIT LA LOI

Lorsque l’on tente d’expliquer, entre autres, qu’on est contre le fichage génétique, il se trouve toujours quelqu’un pour dire d’un ton suffisant qu’il est aussi làpour innocenter. « La preuve : en Californie, un Noir américain (la personne ne se rappelle jamais de son nom, d’ailleurs) a évité de justesse la peine de mort grâce àl’opiniâtreté d’un étudiant en droit qui a rouvert le dossier et fait procéder àdes analyses génétiques  ». Après quinze ans de taule, le voilàdisculpé. C’est vrai pour quelques centaines de cas, mais combien moisissent en taule àcause, justement, de l’ADN ? Sans compter ceux qu’il n’a pas accusés, mais qu’il n’a pas innocentés pour autant. C’est ce qui s’appelle un usage àcharge de cette preuve : elle sert àaccuser, àprouver la culpabilité dans 90 % des cas. À la marge, elle disculpe. Entre les deux, elle ne sert pas. C’est làque se situe Marc Machin. Lorsque des expertises techniques avaient été réalisées en 2002, aucune trace de l’ADN de Marc Machin n’avaient été retrouvée sur les vêtements de Marie- Agnès Bedot. Aucune trace de l’ADN de la victime non plus sur le blouson d’aviateur, alors que dans ses aveux fantasmés, Machin s’était décrit « plein de sang  ». Le juge avait clos l’instruction àl’été 2003 et renvoyé Machin aux assises. Depuis l’autodénonciation de David S., les vêtements de la victime ont été ressortis. Et, oh magie, « grâce àde nouveaux procédés techniques, (lesquels, on peut savoir ?) on isole les traces ADN qui avaient manqué dans le dossier de Marc Machin  ». Si elle n’avait pas servi àdisculper Machin àl’époque, la preuve génétique servira bien, demain, àenfoncer David S. Malheureusement, ils sont déjànombreux, ceux qui tordent cette réalité pour justifier, une fois de plus, le recours àla preuve ADN : « Vous voyez qu’elle peut innocenter !  » La boucle est bouclée. Mais le fantôme de la victime continue de rôder. Nathalie Ganier-Raymond, l’avocate de la famille de la première victime déclare : « Il ne faut pas se précipiter pour parler d’erreur judiciaire. Mes clients ne souhaitent surtout pas que l’on laisse un innocent en prison ; mais il y a eu deux décisions prises par des jurés d’assises qui ont condamné un homme àdixhuit ans de prison, on ne peut pas balayer ça d’un revers de la main.  » Pourtant, il faudrait. Et balayer avec les deux idées qui sont derrière. Balayer l’idée que la décision d’un pauvre jury serait plus importante, plus « vraie  » que toutes les autres vérités du monde. Surtout balayer ce besoin de garder un coupable même si ce n’est pas le bon. Il leur en faut un ; sinon, déclarera encore l’avocate, ils sont bons pour « refaire leur travail de deuil  ». Tout recommencer àzéro. Personne pour dire que s’il est àrefaire, c’est qu’il n’a jamais été fait. Que cette justice a servi àautre chose, mais certainement pas àça. En quoi savoir que quelqu’un est au trou pourrait-il faire accepter la mort d’un proche ? Bien sà»r, c’est ce qu’on raconte, parfois même ce qu’on se raconte. Mais ce qui se joue dans cette révélation est ailleurs. Il s’agit pour la famille de tout àcoup apprendre àne plus détester ce Machin. La première condamnation avait bien fait son véritable boulot : les venger par l’intermédiaire du système judiciaire et pénal. Et maintenant il faudrait oublier toute cette haine, tous ces « il a eu ce qu’il mérite  », effacer la fausse bonne conscience du « au moins il n’en tuera pas d’autre  ». Non seulement le fauve, le monstre n’en était pas un, mais il va peut-être même falloir s’excuser auprès de lui. Comment évacuer brutalement ces sentiments que l’ensemble du système est làpour utiliser, gérer et canaliser pour justifier sa propre existence ? Le seul moyen que nous propose ce monde c’est de troquer l’un contre l’autre. Remplacer Machin par truc, ou on ne sait qui. Un prêté pour un rendu. L’avocate ne dit pas autre chose : libérer Machin, pourquoi pas ; mais il faut être sà»r que l’on a un coupable – le bon, cette fois – àmettre àla place. Sinon, autant garder celui qu’on a.

**JUSTICE : IMPOSSIBLE FABRIQUE D’INNOCENTS

Nos victimes n’ont pas tant de souci àse faire. Pas besoin de légiférer illico pour inscrire le « droit au deuil continu et inaltérable  » dans le marbre de la loi. Non, le dispositif est déjàbien verrouillé en l’état actuel des lois. Petite tentative d’explication : deux semaines après la révélation de l’affaire, la ministre de la justice, Cosette pour les intimes, saisit la Commission de révision des condamnations pénales du cas de Marc Machin. Cette commission décide d’une date pour examiner, àhuis clos, la demande de suspension de peine déjàformulée par l’avocat de Machin. Elle dispose pour cette examen de « quelques semaines  ». On apprécie déjàla fluidité –et cela ne fait que commencer ! C’est seulement dans un deuxième temps que la demande de révision pourra être « jugée sur le fond  ». Dans ce loto pénal, va savoir de quel « fond  » il s’agit, et en quoi cela diffère de la précédente demande. Si la Commission de révision estime la requête en révision recevable, elle saisit la Cour de révision. Celle-ci comprend tous les magistrats, de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Cette cour dispose de pouvoirs d’enquête équivalents àceux d’un juge d’instruction. Elle pourra, àl’issue d’une audience publique cette fois (ouf, la démocratie a eu chaud aux fesses), décider du rejet de la demande, de l’annulation de la condamnation, ou bien – et c’est làque ça se recomplique un peu plus – de la saisie d’une juridiction pour refaire un procès. En un siècle, six dossiers criminels ont été au bout de la révision, qui s’est àchaque fois soldée par l’acquittement de personnes condamnées àtort. On peut les citer, pour toutes les autres : Jean Dehays, condamné en 1949 àvingt ans de travaux forcés et acquitté en 1955, Jean-Marc Deveaux, condamné en 1963 àvingt ans de réclusion criminelle et acquitté en 1969, Roland Agret, condamné àquinze ans en 1973 et acquitté en 1985, Guy Meauvillain, condamné en 1975 àdix-huit ans et acquitté en 1985, Rida Daalouche, condamné àquatorze ans en 1994 et acquitté en 1999, Patrick Dils, condamné en 1989 àperpétuité et acquitté en 2002.

La justice a donc bien du mal àreconnaître ses torts, car ces cas sont tout sauf des erreurs. « L’innocence  » ne nous intéresse pas plus que ça. C’est un concept qu’on laisse àla justice, qui accuse ; mais ce sont ces histoires de vies brisées par la machine qui nous renseignent. Coupables ou innocents àl’issue du verdict, ils nous parlent tous de la justice, cette étrange idée, que beaucoup appellent de leurs vÅ“ux comme si elle pouvait exister dans ce monde sans en être le produit. Au-delàmême des hommes et des femmes qui la font vivre, et qui tuent en son nom, la « justice  » n’est qu’une institution dans ce monde, et de ce monde. Une de celles qui le font tenir. Encore une fois, « police partout, justice partout  ». C’est une bonne partie du problème. Alors que certains veulent y voir des exceptions malheureuses, des dommages collatéraux, les innocents enfermés nous révèlent le problème tout entier : il n’y a pas une « bonne  » et une « mauvaise  » justice.

La commission de révision des condamnations pénales a choisi de rejeter le neuf juin 2008 la demande de remise en liberté présentée par Marc Machin dans l’affaire de Neuilly. « La commission a estimé qu’il était prématuré de suspendre la peine  » de celui-ci selon son avocat, Maître Louis Balling. La décision suit donc l’avis du parquet général qui, le 5 mai dernier, avait souligné que de nouvelles investigations étaient nécessaires. L’avocat de Marc Machin a annoncé qu’il déposait une nouvelle demande de suspension de peine le même jour.

[Article paru dans le journal L’Envolée N°23. ]


La commission de révision des condamnations pénales a choisi de
rejeter le neuf juin 2008 la demande de remise en liberté présentée
par Marc Machin dans l’affaire de Neuilly. « La commission a estimé
qu’il était prématuré de suspendre la peine  » de celui-ci selon
son avocat, Maître Louis Balling. La décision suit donc l’avis du
parquet général qui, le 5 mai dernier, avait souligné que de nouvelles
investigations étaient nécessaires. L’avocat de Marc Machin
a annoncé qu’il déposait une nouvelle demande de suspension de
peine le même jour.

Portfolio