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Les belles règles qu’on appelle l’art militaire

Deux extraits de Jean de La Bruyère (1688)

vendredi 18 août 2017

La guerre a pour elle l’antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l’a toujours vue remplir le monde de veuves et d’orphelins, épuiser les familles d’héritiers, et faire périr les frères àune même bataille. Jeune Soyecour ! je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjàmà»r, pénétrant, élevé, sociable, je plains cette mort prématurée qui te joint àton intrépide frère, et t’enlève àune cour où tu n’as fait que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire !

De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brà»ler, se tuer, s’égorger les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sà»reté, ils ont inventé de belles règles qu’on appelle l’art militaire ; ils ont attaché àla pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement.

De l’injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eà»t pu s’abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.

[Jean de La Bruyère, 1688, Les Caractères, « Du Souverain ou de la République  ».]


Petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques àhuit pieds ; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l’éminence, qui est tout ce que l’on pourrait accorder àces montagnes voisines du ciel et qui voient les nuages se former au-dessous d’elles ; espèce d’animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l’éléphant et la baleine ; approchez, hommes, répondez un peu àDémocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe ? Et vous autres, qui êtes-vous ? J’entends corner sans cesse àmes oreilles : L’homme est un animal raisonnable. Qui vous a passé cette définition ? sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si vous vous l’êtes accordée àvous-mêmes ?

C’est déjàune chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme il s’oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ; mais écoutez-moi un moment. Vous dites d’un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : « Voilàun bon oiseau  » ; et d’un lévrier qui prend un lièvre corps àcorps : « C’est un bon lévrier.  » Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce : « Voilàun brave homme.  » Mais si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : « Voilàde sots animaux  » ; et vous prenez un bâton pour les séparer.

Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soà»l, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf àdix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air àdix lieues de làpar leur puanteur, ne diriez-vous pas : « Voilàle plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler  » ? Et si les loups en faisaient de même : « Quels hurlements ! quelle boucherie !  » Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent àse trouver àce beau rendez-vous, àdétruire ainsi et àanéantir leur propre espèce ? ou après l’avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cÅ“ur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ?

[Jean de La Bruyère, 1688, Les Caractères, « Des jugements  ».]