Accueil > Articles > Vieilleries > Le Fusil

Le Fusil

Ricardo Flores Magon (1911)

jeudi 21 juillet 2011

Toutes les versions de cet article : [English] [Español] [français] [italiano]

Je sers les deux bandes : la bande qui opprime et celle qui libère. Je n’ai pas de préférences. Avec la même rage, avec le même fracas j’envoie la balle qui arrache la vie au partisan de la liberté ou au soldat de la tyrannie. Des ouvriers m’ont fabriqué, pour tuer d’autres ouvriers. Je suis le fusil ; l’arme liberticide quand je sers ceux d’en haut, l’arme émancipatrice quand je sers ceux d’en bas. Sans moi il n’y aurait pas d’homme qui disent : "Je suis plus que toi !" et sans moi il n’y aurait pas d’esclaves qui crient : "À bas la tyrannie !". Le tyran me nomme "l’appui des institutions". L’homme libre me caresse avec tendresse et m’appelle "l’instrument de rédemption". Je suis la même chose, mais toutefois je sers autant pour opprimer que pour libérer. Je suis en même temps assassin et justicier, selon les mains qui me manoeuvrent. Moi-même je sais reconnaître quel type de main me tiennent. Ces mains tremblent ? Il n’y a aucun doute : ce sont les mains d’un tyran. C’est une prise ferme ? Je dis sans réfléchir : "ce sont les mains d’un libertaire !".

Je n’ai pas besoin d’entendre les cris pour savoir àquelle bande j’appartiens. Il suffit d’entendre les dents claquer pour savoir que je suis entre les mains d’un oppresseur. Le Mauvais est peureux ; le Bon est valeureux. Quand le tyran appuie ma crosse sur son torse pour me faire vomir la mort cachée dans la cartouche, je sens que son coeur saute violament. C’est qu’il a conscience de son crime. Il ne sait pas qui il tura. On lui ordonné : "feu !" et voilàle tir qui, peut-être, traversera le coeur de son père, de son frère ou de son enfant, celui que l’honneur a fait crier "rebelle toi !". Je continuerai d’exister encore tant qu’il y aura sur terre une humanité stupide qui insiste pour être divisée en deux classe : celle des riches et celles des pauvres, celle de ceux qui jouissent et celle de ceux qui souffrent. Quand le dernier bourgeois aura disparu et que l’ombre de l’autorité se sera dissipée, àmon tour je disparaîtrai en léguant mes matériaux pour la construction de milliers d’outils et d’instruments qui seront manipulés avec enthousiasme par des hommes transformés en frères.

Ricardo Flores Magon
Regeneraciòn, no. 64, 18 novembre 1911