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La lutte contre l’existant continue

samedi 12 novembre 2011

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Jeudi 4 aoà»t, Mark Duggan, « un gars réglo et respecté Â » (des mots du rappeur londonien Chipmunk) de Tottenham, quartier de Londres, a été criblé de balles alors qu’il rentrait chez lui dans un taxi, par une foule de flics armés de pistolets mitrailleurs Heckler & Koch MP5. Mark, 29 ans, père de quatre petits enfants, vivait dans le quartier de Broadwater Farm Estate, un quartier pauvre majoritairement Afro Caribéen. Un quartier célèbre depuis l’émeute de 1985 après que Cynthia Jarrett, 49 ans, s’est effondrée et est morte d’une crise cardiaque alors que la police perquisitionnait son domicile. Durant l’émeute de 85, le policier Blakelock, fut tailladé àmort avec une machette. Aujourd’hui, des mots mêmes d’un habitant du quartier, « si vous êtes de Broadwater Farm Estate, la police est sur votre dos chaque jour, on ne vous permet pas de sortir du quartier, et si vous en sortez, ils vous surveillent Â ». Ils ont surveillé Mark Duggan, et il en est mort. Le 6 aoà»t, l’arrogance des tueurs en uniforme face àune marche des amis et de la famille de Mark, additionnée àl’attaque brutale d’une fille de 16 ans par la police lors de la marche, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

Cette nuit-lààTottenham, le commissariat de police a été attaqué, des voitures de police incendiées, un de ces fameux bus londoniens àdeux étages réduit àl’état d’épave par les flammes, des photographes de presse battus et dépouillés de leur équipement pour les décennies de mensonge qu’ils ont propagées. Des vitrines de banques brisées. D’innombrables magasins pillé, les marchandises jetées partout dans les rues. De jeunes gens ont prit d’assaut un McDonald et se sont fait cuire des hamburgers et des frites. La colère éclaircissant l’esprit, elle s’est projetée àla tête des flics. La fureur collective contre ce dernier assassinat policier s’ajoute àl’intimidation permanente et àl’humiliation d’être arrêté et fouillé quotidiennement, aux leçons de morale, aux fausses promesses, àla vie inutile, au no futur, au désir d’affirmation d’un statut inaccessible, àl’augmentation des taxes et des impôts, au chômage et aux coupes budgétaires, aux quatre millions de caméras de vidéo-surveillance, aux vigiles àl’entrée de chaque magasin, àla colonisation de l’espace urbain restant par des bars branchés remplis du bavardage bruyant de ceux qui peuvent se permettre d’être insouciants, tout cela et tant d’autres choses que nous ne savons pas ont participé et donné de l’eau au moulin de la volonté de briser l’invisible barrière qui maintient tout cela en place.

Les otages de la prison ouverte, les jeunes gens des ghettos de Londres, se sont soulevés et le cauchemar des capitalistes s’est finalement matérialisé lorsque que le dernier maillon de la chaîne de consommation et de soumission s’est brisé, éclatant dans une mêlée générale quand, dans un flash d’illumination, la solution au dilemme existentiel est trouvée : MUST HAVE/CAN’T HAVE = TAKE. C’est simple : apprenez et appliquez-le, en brà»lant au passage le commerce après l’avoir pillé.

Les troubles s’intensifient, un plus grand nombre de personnes arrivent chaque jour dans le quartier, répondant aux appels sur twitter àvenir se battre contre les flics et piller les magasins. Les jours suivants, le soulèvement s’étend àbeaucoup d’autres parties de Londres et en avant vers d’autres villes.

La colère s’étend alors jusqu’àNottingham, Manchester, Bristol, Gloucester, Liverpool, Birmingham. Dans beaucoup de ces « incidents Â » les émeutiers échappent àla catégorisation ou la quantification. Une chose est sà»re qui n’est pas rapportée car délibérément ignorée, est cette saveur antiautoritaire dans ces affrontements, le gouvernement et les entreprises stigmatisant implacablement les gens de « racailles Â », de « voleurs Â » et des autres basses rengaines habituelles de diabolisation. Un échec total, puisque rien n’a pu empêcher les jeunes de s’identifier au soulèvement, il suffit de voir comment les émeutes se sont reproduites et étendues rapidement, et comment elles n’avaient besoin que d’une étincelle pour commencer àbriser la Paix de la Reine [1]. Les reportages des médias dominants deviennent incroyablement conventionnels et cérémonieux, et les patrons font le décompte des dégâts dans le but d’atteindre leurs objectifs politiques, rediffusant les mêmes images en boucle, recouvertes des condamnations habituelles des présentateurs télé stéréotypés et de leurs tentatives de rassurer l’audience. Le désordre diffus ne s’arrête pas. Les gens qui n’ont plus peur sortent de chez eux, se rassemblent pour attaquer et prendre tout ce qu’ils peuvent.

La police est débordée et battue par les petits groupes fluides qui n’attendent pas de se faire écraser, mais qui, au lieu de cela, se déplacent rapidement, propageant la peur chez ceux qui ne peuvent pas s’identifier comme appartenant àla foule des émeutiers.

Quelques anarchistes et autres « rebelles conscients Â » se sont précipités vers les signaux de fumée àl’horizon. Certains seulement pour s’arrêter en chemin, et dans de nombreux cas venant sur les lieux comme de simples spectateurs d’un scénario jamais imaginé dans leurs rêves les plus sauvages : les foules de jeunes gens faisant la queue àl’extérieur des magasins des grands boulevards comme des clients aux soldes de janvier, forçant calmement leur voie àl’intérieur des magasins sous le regard fixe et implacable des rangées de flics anti-émeute, réapparaissant plus tard avec des sacs énormes, et même des chariots, débordant de marchandises. Ailleurs, derrière les barricades improvisées dans la hâte, érigées et mises àfeu par des gamins du quartier, on se prépare àsaluer ses ennemis quotidiens - les flics dans leurs camions anti-émeute - avec des volées de bouteilles et de pierres. L’outsider, immédiatement reconnaissable par l’âge et la couleur, est considéré avec soupçon. Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? Dans de nombreux quartiers, le gang local, stimulé par le changement momentané dans l’équilibre des forces dans les rues, commence àvoler les voitures des gens et àfuir avec ou les brà»ler, ou àsaccager et piller des petites épiceries de quartier, attirés seulement par le bénéfice du chaos destiné àfaire diversion pour que d’autres petits groupes puissent organiser et amorcer leurs propres attaques. Pour certains, vêtements noirs et masques faciaux sont un signe d’illégalité organisée, commandant le respect en conséquence.

Chaque quartier et environnement particulier crée des possibilités et des modes de coopération et de confrontation différents. Encore des jours après les heurts, l’air est changé dans les coups d’œil et l’atmosphère entre ceux des différents secteurs des émeutes, ayant vécu quelques temps sous la même règle. Le combat ouvert contre la police et le système qu’elle défend a une fonction unifiante pour la résistance massive contre tous les régimes.

Très rapidement, il devint clair que la tactique policière de tenir ses positions et d’observer les pillards vider les magasins, étrange en apparence, n’avait rien d’accidentelle, comme cela avait déjàété annoncé par les médias les plus droitiers, la police laisserait la situation évoluer pendant trois jours avant la mise en place de grandes vagues répressives. Une thèse qui a par la suite disparu des journaux. Cette tactique standard de la contre-insurrection britannique, développée dans les colonies et en Irlande du Nord, est utilisée dans les étapes préliminaires d’une insurrection sociale pour essayer de créer une situation de chaos où toutes les contradictions du désordre social peuvent se renforcer, afin de forcer la fausse question : « voulez-vous qu’un régime autoritaire maintienne l’ordre par la répression, ou voulez-vous "le chaos sans foi ni loi" Â » ? La question est posée par le pouvoir aux masses serviles, utilisant la rébellion comme épouvantail.

La police a retiré son personnel des secteurs les plus sérieusement affectés, donnant l’espace aux émeutiers pour littéralement se lâcher complétement - permettant ainsi àla violence d’atteindre un tel niveau que l’intensification qui aurait résulté de l’agrégation d’autres catégories (comme les gauchistes, les étudiants en colère ou les anarchistes) serait empêchée.

La ligne de front des émeutes - contre les flics, les commissariats de police, les médias, les politiciens, a commencé àdisparaître au fur et àmesure que les cibles de ces attaques battaient en retraite ou étaient battues, ce qui canalisa les forces de ces masses incontrôlées vers la réquisition de marchandises. Le dessein était de garantir la sécurité des forces de police après leur défaite dans les rues pour préparer les opérations massives de répression, àtravers l’utilisation de la vidéo-surveillance, de la délation et des enquêtes - et provoquer l’adhésion, amplifiées par les médias, de ceux qui s’identifient au système du travail et de la loi, exigeant que la police mette en application des mesures de répression sévères. Des répercutions que l’on a non seulement pu constater dans les petites milices de commerçants et de nationalistes britanniques, mais aussi dans la vaste complainte des citoyennistes pour une société-prison ouverte d’individus strictement contrôlés, et prêts àcontrôler les autres.

Mercredi 10 aoà»t, le moment qu’attendait tant le pouvoir, sous une forme ou une autre, arriva enfin. Trois jeunes hommes défendant des commerces locaux [2] àBirmingham sont tués quand une voiture les renverse. Une perte irréparable pour ceux qui les connaissaient et les aimaient, une victoire considérable pour le pouvoir. Le discours ému d’un des pères dans son appel àla « paix Â » (mais combien de rivières de larmes ont été versées ce jour pour les fils tués par le moloch capitaliste partout sur la planète ?) est implacablement exploité par l’ennemi de classe, de même que l’entente résultant de ces événements entre communautés Sikhs et Musulmanes pour défendre leurs structures est dépeinte comme un triomphe de la démocratie. La politique de division qui caractérise le pouvoir britannique a contribué àla partition de l’Inde et àla création du Pakistan, une opération qui a abouti àplus d’un million de mort, une opération qui a été effacée des annales de l’histoire. Rule Britannia ! Ce paradis multiculturel digne de Disney-land est une mosaïque fragile de populations pillées cherchant àsurvivre, vivant au coude àcoude chacun avec leurs misérables perspectives d’inclusion ou d’exclusion selon leur capacité àcollaborer, àse soumettre et às’automutiler.

Une partie de l’équation qui a été totalement ignorée au cours de ces derniers jours sont les producteurs des marchandises tant convoitées eux-mêmes. Le crime fleurit sur des idées fixes. Le caractère sacré de la propriété est une de ces idées fixes et est le crime par excellence souvent agité devant la masse des déshérités. De même que la guerre est déconnectée du meurtre dans le psychisme de l’homme ou de la femme moyenne, le pillage des ressources de la planète et la soumission des esclaves invisibles de la production est totalement absente de leurs diatribes contre le « vol Â » et le « pillage Â ». Qu’est-ce qu’un magasin des grands boulevards en flammes comparé àl’existence du magasin lui-même ? Chaque supermarché est une « scène de crime Â », MacDonald et Coca cola sont de véritables moteurs de destruction massive. Après la glossolalie des reportages sensationnalistes s’échappant des téléprompteurs sur les émeutes, le froncement de sourcils désapprobateur de la présentatrice éructe dans un sourire radieux lorsqu’elle annonce les nouvelles : Apple a surpassé Exxon Mobile pour devenir « la société la plus valeureuse du monde Â ». Merveilleuse Apple, un tel style, des gadgets tellement chics et smarts. Peut-être les profits remarquables doivent être attribués au bon management comme nous pouvons le lire dans la presse quotidienne : « l’homme qui dirige maintenant Apple, Tim Cook, avait un travail délicat àaccomplir l’année dernière. Après que presque une douzaine d’ouvriers se soient suicidés àFoxconn, usine sous-traitante d’Apple en Chine, il prit l’avion pour rendre visite àla société - et mit la pression pour qu’elle améliore ses conditions de travail. Une solution a été trouvée : accrocher de grands filets anti-suicide contre les bâtiments de l’usine Â ».

Voir les événements récents comme des choses qui ne concernent pas les anarchistes et autres rebelles est aussi absurde que de les prendre simplement pour leur valeur quantitative et rejoindre la fête des pillages pour un instant de satisfaction rapide ou pour être « dans la réalité de la lutte Â ». Cela ne veut pas dire rester àla maison sans risques de se trouver àcoté de ces émeutiers « avides Â » et amoraux. Qu’est-ce qu’un mouvement principalement composé de réparateurs de bicyclettes, de décroissants et de végétaliens ou sa contrepartie moralisante d’anarcho-travaillistes a àvoir avec l’expropriation d’écrans plasma et de survêtements de marque ? La ligne de démarcation, que les anarchistes ne peuvent pas digérer malgré leur héritage, est que les protagonistes indociles des jours passés ne se battaient pas pour la cause noble de la liberté, mais se battaient pour eux-mêmes. Eux qui ont été aliénés et rabougris par la réalité vorace dans laquelle ils sont nés, jetés dans le feu de l’action dans un assaut immédiat contre l’oubli. Maintenant ils sont diabolisés par ceux qui « savent mieux Â », pour leur manque de « conscience politique Â » et d’altruisme. Dans de telles situations, les anarchistes peuvent seulement faire le point et chercher àmettre dans leurs actions une projectualité déjàélaborée et expérimentée dans des petits groupes agiles. Ce qui est évident a propos de ce point d’ignition insurrectionnel est que le mouvement anarchiste, faute d’un meilleur terme, ici en Grande-Bretagne, est largement inadéquat pour être signifiant en termes d’attaque et de sa capacité àpréparer une ligne de vol au-delàde l’existant, sans même parler d’une situation d’émeute massive.

Si le soulèvement a prouvé notre manque de préparation, si nous n’avons pas trouvé nos affinités, mis au point nos idées et mis en pratique des attaques minimales sur la réalité du terrain et de l’oppression de classe, ce n’est pas dans « Les fils de l’Homme Â » [3] que nous trouverons les meilleures indications pour étendre la lutte. Les anarchistes risquent de n’être pour les gens que des spectateurs passifs, des « provocateurs Â », ou simplement de maladroits trouble-fêtes.

Des compagnons ont déjàcommencé àtracer la trajectoire de leur propre projectualité, ils ont mis en pratique leur propre expérimentation de l’attaque, qui s’est aussi matérialisée au cours de ces derniers jours àcôté ou àl’intérieur des émeutes, contre les structures du Dieu Consommation et de ses serviteurs, sans drapeaux, sans bannières ni slogans politiques tonitruants. D’autres se sont demandés comment aller dans cette direction, comment continuer maintenant que « la société Â », ce grand mythe, l’escroquerie séculaire adaptée aux impératifs des cartels d’entreprises défendus par leurs serviteurs, le gouvernement, les flics et les médias, sont en cours de réaffirmation.

Maintenant la fête est finie, les images des cameras de vidéo-surveillance sont en cours d’analyse, le logiciel de reconnaissance faciale est déployé et les balances font la queue pour être payées. Les affiches « Wanted Â » sont montrées sur les énormes « digi-camions Â » conduits partout dans les villes. Les portes des gens sont cassées par des gangs hurlants de flics anti-émeute exerçant leurs béliers. On donne des ordres d’expulsion aux familles dans la vieille tradition fasciste de la punition collective. Les prestations sociales sont rompues. Des tribunaux d’exception travaillent 24/24 et 7/7 et les portes des cellules se ferment alors que les « communautées Â » sont polarisées dans un conflit ouvert. Presque 2 000 arrestations jusqu’ici. La Police et les politiciens discutent de qui a le plus aidé la bataille entre twitter et facebook, qui ont finalement été sauvés de l’exil en devenant l’instrument des bons citoyens. Le balai a été volé àla sorcière dépravée pour devenir le symbole de la citoyenneté alors que des centaines de personnes balaient dans de nouveaux Civil Defence corps [4].
Les doux flics médiatiques sont durs au travail pour trouver la formule magique, la nouvelle super-glue pour tenir l’intenable. En marge, quelques bons anarchistes et gauchistes donneront un coup de main, sans doute.

Rien ne sera jamais pareil après ce qui est arrivé pendant ces quelques jours passés. Notre tâche n’est pas de regrouper nos forces parmi les récupérateurs, mais, en utilisant tous les moyens disponibles, de commencer àidentifier des objectifs significatifs et contribuer àla création de conditions dans lesquelles les exclus, sur le dos desquels l’existant s’épanouit, peuvent faire quelque chose pour les détruire.
Nous nous mouvons dans une phase de nouveaux niveaux de répression, plus brutaux, plus fascistes, avec le consensus plein et entier de citoyens ànouveau réveillés, et engagés. La voie a été pavée pour l’acceptation de l’étape suivante du néofascisme britannique : les Jeux Olympiques et les installations massives d’outils de surveillance et de contrôle.

La lutte contre l’existant continue, ouvrant de nouvelles rencontres et de nouveaux champs d’expérimentation àcombiner avec les ingrédients inflexibles de toutes nos interventions : l’affinité, la solidarité et l’auto-organisation de l’attaque.

Traduit de l’anglais par Ravage Éditions depuis angry news from around the world.
Extrait de Now war is declared, journal ànuméro unique, 48p, format A4, àcommander chez Ravage Editions.


[1La paix de la Reine (« Queen’s Peace Â ») ou, pendant le règne d’un monarque masculin, la paix du Roi, est le terme utilisé dans les royaumes du Commonwealth pour décrire la protection àdouble portée du monarque, c’est àdire la protection du monarque par ses sujets et la protection de ses sujets par le monarque. Aujourd’hui, la Paix de la Reine est utilisée comme un synonyme de dignité de l’État, ou bien dans ce texte par exemple, comme synonyme de paix sociale.

[2Ces trois hommes participaient en effet àdes milices de protection de la marchandise, en étroite collaboration avec la police.

[3Les Fils de l’homme (Children of Men) est un film de science-fiction anglais d’Alfonso Cuarón, adapté du roman éponyme de P.D. James. Les Fils de l’homme place le spectateur au cÅ“ur d’une dystopie dont le cadre est le Royaume-Uni en proie au chaos et àla guérilla urbaine dans un monde ravagé par les pandémies, les guerres et le terrorisme.

[4Les Civil Defence corps était une organisation de volontaires civils établit en Grande-Bretagne en 1949 pour prendre le contrôle àla suite d’une attaque nucléaire. Il a été dissout en Grande-Bretagne en 1968. Il existe toujours sur l’ÃŽle de Man et en République Irlandaise.