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La création du Soleil — Une légende indienne

Par B. Traven

lundi 17 février 2020

Titre original : Sonnen-Schöpfung - Indianische Legende.

[Sommaire]

I

Les hommes vivaient en paix sur la Terre et ils étaient heureux. Ils jouissaient du Soleil, qui leur offrait la lumière et la chaleur, donnait leurs fruits àleurs champs, leur parfum et leurs belles couleurs aux fleurs, conférait aux arbres leur toit ombrageux de vertes frondaisons, et aux oiseaux du ciel l’envie de chanter leur allégresse.

Et les hommes honoraient le Soleil qui leur prodiguait prospérité et richesses de la Terre. Afin de remercier les dieux bons qui conservaient et gardaient le Soleil, ils leur bâtissaient de grands temples de pierre, et chantaient leurs louanges àtravers de nombreux chants très beaux.

Et il arriva que les dieux méchants des ténèbres, qui habitaient dans les profonds abîmes et le long des rives des mers et des fleuves souterrains, entreprissent de s’emparer du pouvoir du monde.

Le furieux combat des dieux ébranla l’univers dans ses profondeurs et mit le désordre dans la vie des hommes et dans leurs paroles et dérangea toutes leurs actions et leurs œuvres.

Les mers, les lacs et les fleuves inondèrent les champs, et les flots emportèrent les villes et les maisons des hommes. Puis il advint que les lacs et les fleuves s’asséchèrent, et il s’ensuivit une longue sécheresse et beaucoup de détresse sur la Terre. Mais les hommes possédaient le Soleil dans le ciel. Et c’est le Soleil qui remplissait leurs cœurs d’espoir et maintenait leur croyance dans la victoire des dieux bons sur les dieux méchants.

Pourtant, après une guerre longue et acharnée, les dieux méchants parvinrent àvaincre les dieux bons, grâce àune coalition de tous les méchants esprits et ennemis du bien, associés aux esprits de la cruauté, de la barbarie, du goà»t du pouvoir, de la vanité, de la cupidité, de l’envie, de la froideur, de l’intolérance, de l’absence de pitié, de la jalousie et du trouble des sens. Et ils tuèrent tous les dieux bons et jetèrent leurs corps aux coyotes et aux urubus, et ne les enterrèrent pas. Et ce furent plaintes et lamentations dans tout l’univers. Car l’harmonie de toutes choses et événements, parmi lesquels les affinités entre les uns et les autres, était détruite. La discorde et l’inimitié se faisaient jour dès que deux choses ou événements se rencontraient et se touchaient.

Maintenant que tous les dieux bons avaient été tués, les dieux méchants vinrent et anéantirent le Soleil.

Car ils haïssaient le Soleil : sa lumière, sa chaleur et son amabilité envers les hommes les irritaient. Ils éteignirent le Soleil, car ils pensaient ainsi anéantir les hommes. Car les hommes étaient une création des dieux bons et qu’ils avaient été engendrés lorsque, pour les créer, la bonté riante et le souffle chaud des dieux bons s’étaient rejoints.

Comme le Soleil était maintenant détruit, une nuit éternelle tomba sur la Terre, avec de la neige, des montagnes de glace et des milliers de tempêtes glaciales.

Tout était recouvert de glace et de grêle. Seul du maigre maïs poussait encore un peu.

Et le maïs ne poussait que dans quelques rares champs protégés et encastrés entre des hauteurs boisées. Le maïs ne suffisait cependant pas ; et beaucoup, beaucoup d’hommes moururent de faim. Et beaucoup, beaucoup d’hommes qui ne mouraient pas de faim, mouraient de froid. Et beaucoup d’hommes se perdaient en chemin dans la nuit éternelle et ne rentraient plus jamais chez eux dans leur hutte.

Plus aucun arbre ne poussait avec ses fruits doux ; et les vieux arbres commencèrent àmourir. Les fleurs ne fleurissaient plus. Les oiseaux ne chantaient plus. Les cigales et les grillons de la brousse et de la prairie cessèrent de chanter et de siffler.

Il n’y avait plus ni abeilles ni insectes dans les forêts et les champs. Et plus de papillons pour jouer dans l’air, eux qui étaient les joyaux de la couronne des dieux bons.

La grande voà»te céleste, jadis espace d’un bleu scintillant qui abritait des centaines de milliers d’oiseaux multicolores et joyeux, n’était plus qu’un désert silencieux.

Les hommes mouraient.

Les animaux de la forêt, de la brousse, des prairies mouraient.

Il était de plus en plus rare que les hommes arrivent àchasser un animal pour nourrir leurs femmes et leurs enfants et les habiller avec de chaudes fourrures.

Et comme la détresse grandissait toujours et que les sages dans les temples ne trouvaient pas la moindre petite étincelle de lueur dans le ciel qui aurait annoncé la naissance d’un nouveau Soleil, alors les rois et les chefs des tribus de tous les peuples indiens en appelèrent àla tenue d’un grand conseil pour débattre de la façon dont on pourrait créer un nouveau Soleil malgré les dieux méchants.

Dans le ciel, les claires et scintillantes étoiles étaient la seule lumière qui restait aux hommes. Les dieux méchants n’avaient pas réussi àdétruire les étoiles aussi. Tous les efforts qu’ils firent pour les ravir aux hommes furent voués àl’échec. Sur les étoiles vivaient les esprits des hommes défunts que les dieux bons avaient dotés de la mission et de la force de maintenir les étoiles brillantes pour l’éternité. Car les étoiles étaient les protectrices de l’univers ; et les nouveaux soleils ne peuvent naître qu’avec l’aide des étoiles qui brillent.

Le grand conseil des rois et des chefs de tribu dura sept semaines. Cependant, personne ne connaissait le moyen de créer un nouveau Soleil.

Mais, parmi les rois, se trouvait un sabio, un grand sage, qui avait déjàvécu plus de trois cents ans. Il connaissait tous les secrets de la Nature. Très honoré par son peuple, il vivait dans la ville la plus attachée au temple des hommes-tigres et des dieux-serpents, àTonalja, qui est le rocher des eaux stagnantes. Son nom était Bayelsnael.

Ainsi parla Bayelsnael :

— Salut, vous les rois très honorés, vous les chefs de tribus très estimés, vous les frères liés par le sang, vous les amis confiants dans la loyauté, il y a bien un moyen de créer un nouveau Soleil grand et beau comme l’était celui que j’ai vu de mes yeux. Mais c’est un chemin difficile, parsemé de mille dangers. Un homme jeune, fort et brave, de sang indien, doit marcher vers les étoiles. Arrivé là-bas, il devra prier les esprits des défunts de lui donner chacun un petit morceau de son étoile. Il devra faire très attention àce que les morceaux d’étoiles ne lui brà»lent pas les mains. Car ils sont plus ardents que les feux brà»lant sur Terre. Puis il devra rassembler tous ces petits morceaux d’étoiles et les emporter avec lui, plus haut, toujours plus haut sous la voà»te céleste, très loin, jusqu’àce que, finalement, il parvienne au beau milieu de la voà»te. Arrivé là, il devra fixer tous les morceaux d’étoiles sur son bouclier. Dès qu’il aura terminé, son bouclier se changera en un grand Soleil lumineux et brà»lant. J’irais bien moi-même créer ainsi un nouveau Soleil pour nos peuples ; mais je suis vieux et faible. Je ne peux plus sauter haut et loin comme c’était le cas lorsque j’étais jeune et fort. Je ne pourrais plus bondir d’une étoile àl’autre pour aller demander des petits morceaux d’étoiles et les emporter tout là-haut au milieu du ciel. Et je ne suis pas non plus assez fort ni assez agile pour manier la lance et le bouclier et me battre contre les dieux méchants qui veulent empêcher qu’un nouveau Soleil soit créé.

Et, comme le sabio avait parlé, tous les rois, chefs de tribu et combattants aguerris se levèrent d’un bond, saisirent leur lance, en frappèrent leur bouclier avec ardeur et crièrent àhaute voix :

— Nous sommes prêts àpartir et àcréer un nouveau Soleil. Alors le sage leur dit d’une voix calme :

— Cela vous honore d’être ainsi volontaires pour y aller. Mais je vous le dis, un seul peut le faire. Et celui-làdevra partir seul avec son bouclier. Car un seul Soleil doit être créé. S’il y avait plusieurs soleils, la Terre brà»lerait. Il faut aussi ajouter, pour que vous soyez tous bien informés, que l’homme valeureux qui sera volontaire pour partir devra faire le plus grand sacrifice qu’un homme puisse offrir. Il devra quitter sa femme, ses enfants, son père et sa mère, ses amis, son peuple. Il ne pourra jamais revenir sur Terre. Il devra voyager pour l’éternité dans la voà»te céleste, le bouclier dans la main gauche, la lance dans la droite ; blotti derrière son bouclier, en permanence prêt àcombattre. Les dieux méchants ne se reposeront pas et voudront ànouveau détruire le Soleil ; ils le détestent car il leur apporte malheur et ruine. Celui qui entreprendra de créer le Soleil pourra toujours voir de là-haut la Terre, son peuple, ses amis. Mais il ne pourra jamais plus revenir. Il verra ses amis mourir l’un après l’autre, alors que lui vivra pour l’éternité. Et plus il vieillira avec le temps, plus il sera étranger àson peuple. Il sera un solitaire dans l’univers. Un solitaire pour l’éternité. Qu’il réfléchisse bien àtout cela avant de partir. Les mots que j’ai prononcés sont issus de la sagesse de mon grand âge.

Lorsque les rois eurent entendu l’avertissement de ce discours, ils perdirent courage et se turent, aucun d’eux ne souhaitant demeurer éloigné pour toujours de sa femme, de ses enfants, de son père et de sa mère, de ses amis et de son peuple. Et, s’ils devaient mourir, ce serait au milieu de leur peuple, entourés de leurs amis, leur famille, leurs semblables. Et ils pourraient ainsi reposer dans leur terre.

Ce qui les effrayait le plus, par-dessus tout, c’était qu’ils ne pourraient jamais mourir et seraient contraints de vivre pour l’éternité ; pendant qu’ils verraient naître les générations sur Terre, les verraient grandir, se développer, puis se flétrir ànouveau, ils ne pourraient pas participer àces changements rassurants du destin des hommes. Ils seraient séparés de la communauté des hommes pour toujours ; ne pourraient plus ni souffrir, ni espérer, ni se réjouir avec eux ; ils verraient le malheur arriver, les hommes être assaillis et ne pourraient pas les avertir des dangers, pas même leur propre peuple, ni les aider. C’en était plus que n’en pouvait accepter le plus valeureux guerrier parmi eux. Cela avait paru si facile pendant un instant. Mais leurs pensées avaient eu raison de leur force. Et, par la pensée, ils possédaient la faculté de se plonger dans de profondes méditations et de se projeter pour ressentir par avance les sensations, sentiments et impressions pour des décennies. Ainsi, ils savaient qu’ils n’auraient pas la force de se sacrifier et d’endurer le destin inéluctable que le sabio avait prédit au créateur du Soleil.

Il y eut dans le conseil un long silence qui dura sept jours entiers. Puis, au matin du huitième jour, s’éleva la voix de l’un des plus jeunes chefs de tribu.

Il parla ainsi :

— Avec votre permission, nobles rois et estimés chefs de tribu, je voudrais parler. Je suis jeune et fort. Ainsi que très habile dans le maniement des armes. J’ai une jeune et belle femme, pour qui j’ai plus d’affection que pour moi-même ; car elle est la bonté et la gentillesse mêmes, et jamais son bon cÅ“ur ne se lasse. J’ai un splendide garçon, beau et bien élevé, agile comme un jeune tigre et rapide comme une antilope. Il est comme le sang de mon cÅ“ur. Ma mère vit encore, prenant soin et souffrant pour moi àtout moment ; je suis leur espoir et leur protection. J’ai dix amis bons et fidèles qui comptent pour moi depuis mes années d’enfance, avec lesquels j’ai chassé le jaguar et l’antilope et souvent partagé les dangers, la faim, la soif, les surprises. Je suis un fils de cette terre et un fils de mon peuple. Et j’aime mon peuple parmi lequel je suis né et dont je suis une petite partie inséparable, comme mon souffle est inséparable de l’air sous le ciel. Pourtant, àquoi tout cela peut-il servir et comment mon âme peut-elle connaître la joie, si mon peuple est sans Soleil et si vos peuples, ô nobles rois et estimés chefs de tribu, n’ont pas de Soleil, et si tous les hommes qui vivent sur Terre loin de nous ou autour de nous, ne peuvent pas jouir du Soleil et doivent se faner et disparaître s’il n’y a pas de Soleil. Comment puis-je être heureux sur Terre pour moi tout seul, quand tous les peuples et tous les hommes souffrent. Sans Soleil, tous les hommes devront dépérir et disparaître. C’est pourquoi, ô nobles rois, bien que je sois le plus jeune parmi les hommes sages et expérimentés de ce conseil des nombreux peuples et tribus, je suis volontaire et prêt àme mettre en route pour aller créer un nouveau Soleil. Ce n’est pas par désir de m’élever au-dessus de quelqu’un du grand conseil, ni pour faire montre de bravoure, ni pour convoiter les honneurs. Tous, dans ce conseil, sont plus respectables que moi. Mais dans le long et patient silence de ces sept derniers jours, il m’est apparu que chacun des rois, chefs de tribu et seigneur du grand conseil a de plus grands devoirs envers son peuple, ses parents, ses amis et la Terre que moi, le plus jeune et le plus inexpérimenté dans ce cercle d’hommes nobles et sages. Je vais donc partir et créer un nouveau Soleil, ce qui pourrait bien avoir été toujours mon destin et mon lot. J’ai parlé et je n’ai plus rien d’autre àdire.

Celui qui avait ainsi prononcé le plus long discours de sa vie, c’était Chicovaneg, le jeune chef des Shcucchuitsanes, une tribu des Tseltalen.

Il fit ses adieux àsa femme, son fils, sa mère, ses amis, son peuple.

Muni des conseils et des enseignements du sage Bayelsnael de Tonalja, il partit se chercher un équipement.

Il se fabriqua un solide bouclier avec le pelage d’un tigre royal, solidement et étroitement tissé des peaux de grands serpents de la jungle.

Puis il se confectionna un heaume avec les plumes d’un puissant aigle qui nichait sur les plus hauts rochers de Soction et qui avait tué de ses fortes serres et de ses ailes vigoureuses les nombreux hommes qui avaient tenté de l’attraper ou s’étaient égarés sur son territoire en allant àla chasse.

Il partit ensuite àla recherche du serpent àplumes.

Après plusieurs années riches de dangers et de combats, il trouva le serpent àplumes dans une sombre et profonde grotte au pays des Soqueses, àun jour de voyage de Tulum.

Un quetzal, blessé àune aile par un chasseur, était tombé dans un lac. Chicovaneg, dont le chemin sur les traces du serpent àplumes passait par la rive de ce lac, vit le magnifique oiseau dans l’eau

Il souffrit de ce destin et eut pitié de sa douleur. Il abandonna son jorongo [1] et plongea dans l’eau pour sauver l’oiseau royal. Mais un esprit malfaisant, qui était tapi dans les hauts roseaux sur la berge, attrapa un poisson et le chargea d’aller avertir d’urgence l’esprit mauvais du fond du lac et l’informer que le créateur-du-Soleil nageait dans le lac et pouvait facilement être anéanti. Une violente tempête se leva sur le lac, des profondeurs jaillirent des vagues écumantes et cinglantes, et les tourbillons agités enveloppèrent Chicovaneg pour le tirer vers le fond. Mais, de ses bras puissants, il réussit àse frayer un chemin sans se soucier des nombreux ennemis qui voulaient sa perte.

Lorsqu’il eut atteint le magnifique oiseau quetzal, il l’installa sur le haut de son crâne. Et l’oiseau lui indiqua le chemin pour rejoindre la rive malgré tous les mauvais esprits. Car, avec ses yeux perçants, l’oiseau pouvait voir les tourbillons cinglants avant Chicovaneg et ainsi lui indiquer le meilleur chemin pour ne pas être aspiré vers les profondeurs.

Chicovaneg, l’allumeur de Soleil, soigna l’oiseau et guérit son aile blessée. Et, lorsque le bel oiseau put enfin se lever ànouveau, il dit àChicovaneg :

—Je sais où le serpent àplumes est retenu prisonnier. Je vais te conduire àla grotte près de Tulhlum.

Le serpent àplumes était le symbole du monde.

Et parce qu’il était le symbole du monde, les dieux méchants, après avoir vaincu et tué tous les dieux bienfaisants, l’avaient cherché et avaient finalement réussi àle faire prisonnier. Ils ne réussirent pas àle tuer comme ils l’auraient pourtant fait volontiers.

Les dieux malfaisants le transportèrent attaché dans la grotte de Tulum où habitait le méchant brujo, le sorcier Mashqueshab.

Mashqueshab était au service des dieux méchants. Ils lui donnèrent beaucoup d’or et de belles perles qu’ils avaient dérobés aux dieux bons et qu’ils avaient volés dans les temples de Tonalja, Chamo, Socton, Sotslum, Shimojol, Huninquibal et dans de nombreuses autres riches villes du pays.

Mashqueshab était très satisfait de cette grande récompense. Il avait toujours besoin de plus d’or et de perles ; car il portait son nom de Mashqueshab àcause de ses nombreux vices et de ses lourds péchés. Il séduisait les honnêtes femmes des hommes du pays par l’éclat de ses richesses. Puis il les capturait, les traînait dans la grotte et prenait du plaisir avec elles. Et, quand le cÅ“ur des femmes était brisé et saignait, il instillait du poison au goutte àgoutte dans leur corps et les renvoyait ensuite chez elles auprès de leurs hommes, où elles mouraient dans d’atroces souffrances.

Mashqueshab attacha solidement le serpent àplumes àun rocher au fond de la grotte. Et il prit un méchant homme àson service.

Il s’appelait Molevaneg, et il avait un pied en cartilage ; ce qui rendait son âme encore plus méchante.

Le méchant Molevaneg prenait beaucoup de plaisir àtorturer et àtourmenter le serpent àplumes, qui était ligoté et ne pouvait donc pas se défendre. Et il se délectait de ses souffrances.

Mais une nuit, le serpent àplumes réussit àagripper le pied cartilagineux du méchant Molevaneg. Il ne pouvait pas l’étouffer car il était trop bien attaché. Mais il ne le lâcha pas. Il le retint par son pied en cartilage jusqu’àce que le méchant Milovaneg meure de faim et se soif. Il le laissa ensuite glisser de son emprise et Milovaneg devint un tas de cendres.

Mais Mashqueshab avait entendu des cris et des gémissements, alors qu’il était parti faire le tour du pays pour voler de nouvelles femmes grâce àl’éclat séduisant de ses trésors.

Mashqueshab rentra àsa grotte. Mais il n’y trouva qu’un tas de cendres.

Or Chicovaneg arriva àce moment-là. Il s’était déguisé en bossu, hirsute et couvert de verrues. Il semblait affamé.

— Es-tu un bon gardien ? lui demanda Mashqueshab.

—Je suis un bon gardien de serpents, répondit Chicovaneg. Car je chasse les serpents et jamais encore aucun serpent, aussi gros soit-il, n’a réussi àm’échapper.

Mashqueshab ne reconnut pas Chicovaneg, tant celui-ci était bien déguisé et parlait tout àfait comme un homme ordinaire qui cherche tout simplement un travail. Alors Mashqueshab le prit àson service pour surveiller le serpent àplumes. Avec beaucoup de ruse et d’intelligence, Chicovaneg réussit finalement àtuer le méchant brujo Mashqueshab. Il l’enivra de jus sucrés de mangues, de canne, de figues, de miel. Mais Mashqueshab avait quarante yeux, quatre têtes, huit bras et huit jambes. Et pour dormir il se métamorphosait en une grosse tarentule qui s’enterrait dans une galerie souterraine et pouvait garder dix de ses yeux ouverts pendant que les autres dormaient.

Cependant, avec beaucoup de courage et une longue patience, Chicovaneg avait si bien enivré le méchant sorcier avec ses jus sucrés que les quarante yeux étaient tous clos et que Mashqueshab serrait tous ses bras et ses jambes contre lui pour dormir plus àson aise.

Et lorsque Chicovaneg s’aperçut que le méchant sorcier était totalement ivre et complètement endormi, il se glissa furtivement vers lui et le tua de sa lance dont il avait recouvert la pointe de cent poisons que le sabio lui avait enseignés. Lorsque tout fut terminé, Chicovaneg alla délivrer le serpent àplumes. Ses liens étaient si nombreux qu’il fallut plusieurs jours pour les défaire tous ; Mashqueshab les avait tissés avec beaucoup de ruse et noués avec la force de la sorcellerie et avec tout l’art des méchants chasseurs et trappeurs.

Alors Chicovaneg entonna les doux chants, siffla les mélodies légères et dansa la danse du chasseur et de l’oiseau quetzal, la danse du tigre, et la danse des cent feux. Et lorsqu’il eut terminé la danse des fleurs dans la nuit et celle des papillons du fleuve Usumacinta, le serpent àplumes apparut.

Et le serpent àplumes était heureux d’avoir retrouvé la liberté et recouvré ses forces ; il reconnut alors en Chicovaneg l’allumeur de Soleil. À partir de ce jour, il le suivit, obéissant àses ordres.

Chicovaneg reprit alors sa longue marche jusqu’àce qu’il atteigne enfin le bout du monde, après de très nombreuses années, d’innombrables combats avec les dieux méchants et des centaines d’ennemis vaincus.

À sa grande joie, arrivé là, il trouva les étoiles les plus basses, si proches, qu’il croyait pouvoir facilement saisir de ses mains la plus basse d’entre elles.

Il partit chasser et attrapa deux aigles gigantesques.

Lorsqu’il vit que les deux aigles étaient de sang royal et avaient jadis été des messagers des dieux bons, il ne les tua pas mais leur demanda de le pardonner de les avoir capturés.

Toutefois les oiseaux dirent :

— Nous savons bien pourquoi tu nous as chassés. Tu as besoin de nos puissantes ailes pour t’emporter dans les étoiles. Car nous t’avons reconnu, tu es Chicovaneg, l’allumeur de Soleil. Alors Chicovaneg, nous te donnons nos ailes puissantes et nous allons t’enseigner comment les utiliser correctement.

Et Chicovaneg attacha une aile àchacune de ses jambes et àchacun de ses bras. Comme les aigles lui avaient appris às’en servir, il prit les deux oiseaux sous ses bras, vola avec eux vers le rocher Taquinvit où il les installa dans une cavité bien àl’abri pour qu’ils ne soient pas dévorés par des animaux sauvages maintenant qu’ils se retrouvaient sans ailes.

Les aigles dirent :

— C’est un bon refuge, en vérité. Nous allons attendre le Soleil ici. Et lorsque tu auras créé le nouveau Soleil, de nouvelles ailes nous pousseront et nous irons te rejoindre pour te saluer.

Chicovaneg leur fit ses adieux et se rendit àl’endroit du bout du monde pour se préparer une dernière fois. Lorsqu’il fut prêt, il se coiffa des plumes d’un aigle puissant. Il prit son bouclier tissé du pelage d’un grand jaguar et des peaux de nombreux serpents dans sa main gauche. Dans sa main droite, il portait sa puissante lance, àla longue pointe au scintillement doré. Ses mains et ses pieds étaient habillés des pattes d’un puissant jaguar. Aux jambes et aux bras, il portait les fortes ailes des aigles. Son corps était vêtu de la peau d’un lion des montagnes. Et par-dessus, il portait un large manteau flottant fait des plumes des plus beaux oiseaux du pays de Chiilum. Ses pieds portaient des sandales fabriquées avec les tendons des pattes de jeunes antilopes.

Le serpent àplumes était couché àses côtés, attendant ses ordres. Et Chicovaneg déclara :

— Je suis prêt. Que le combat commence. Et le serpent àplumes dit :

— Saute, Chicovaneg, toi l’allumeur de Soleil. Tu n’échoueras pas. Je suis près de toi et je protège ton dos. Ne te retourne pas. Ne regarde pas en arrière. Regarde devant toi et saute.

Alors Chicovaneg voulut sauter, et il se rendit compte que l’étoile la plus basse était encore beaucoup trop haute, qu’il ne pouvait pas l’atteindre, et cela le découragea.

Il prit peur et dit :

— Oh, serpent àplumes, si maintenant je saute trop court et que je tombe dans l’univers froid, que va-t-il m’arriver ? Les dieux méchants m’attraperont.

Le serpent àplumes répondit :

— Ne pense pas àce qui va t’arriver. Allez, saute ! Et ne pense pas maintenant àl’univers froid et aux dieux méchants. Tu pourras y penser plus tard, quand tu auras sauté.

Il s’apprêta àsauter mais il perdit courage ànouveau et dit :

— La plus basse des étoiles est beaucoup trop haute pour mes sauts. Oh, si seulement il y avait un très haut rocher ici. Et s’il ne peut y avoir de rocher, qu’il y ait au moins une grande montagne. Et s’il ne peut y avoir de montagne, je me contenterais bien d’une simple colline. Et s’il ne peut y avoir de colline, je saurais me satisfaire d’un grand palmier. Si j’avais un palmier, àcoup sà»r je me risquerais àsauter.

Alors le serpent àplumes lui dit une nouvelle fois :

— Saute, Chicovaneg. Ne regarde pas derrière toi. Ne regarde que devant toi. Saute, Chicovaneg.

Et Chicovaneg, l’allumeur de Soleil, perdit courage encore une fois. Et il dit :

— Mon bouclier est mou àmon bras, je dois le resserrer. Et les sangles de mes sandales faites des tendons de jeunes antilopes ne sont pas assez fermement attachées et flottent àmes chevilles. Je vais sà»rement rater mon saut, si je n’arrange pas d’abord mes sandales.

Le serpent àplumes le regarda patiemment resserrer le bouclier àson bras, défaire les sangles de ses sandales pour les remettre et les renouer. Ces gestes prirent plusieurs journées àChicovaneg.

Lorsqu’il eut enfin terminé, il leva les yeux vers l’étoile la plus basse, regarda autour de lui de tous côtés et hésita pour la quatrième fois.

Alors le serpent lui redit ànouveau :

— Saute, Chicovaneg. Saute, et ne regarde pas en arrière.

Chicovaneg se prépara àsauter.

Et comme le serpent àplumes vit qu’il s’était mis dans la bonne position pour sauter, il se redressa d’un bond et poussa Chicovaneg dans le dos avec une telle force que celui-ci fut projeté en avant d’une seule traite et se retrouva d’un coup précipité sur l’étoile la plus basse.

Tout étonné, Chicovaneg se releva, chercha sa lance qui lui avait échappé lors de sa chute inattendue, secoua la poussière de son manteau de plumes, et se mit en route pour aller saluer les esprits des défunts qui vivaient sur l’étoile et en étaient les gardiens.

Leurs visages étaient noirs, car ils n’étaient pas de sang indien.

Après qu’il leur eut raconté qu’il avait quitté sa femme et son peuple et qu’il était en chemin pour fabriquer un nouveau Soleil aux hommes qui en avaient été privés, ils lui donnèrent de bon cœur un petit morceau de leur étoile pour aider les hommes. Chicovaneg fixa le petit morceau d’étoile au centre de son bouclier, où il commença aussitôt àluire d’une éclatante beauté.

Dès lors, il pouvait déjàmieux voir son chemin dans la profonde nuit de l’univers, car ce petit morceau d’étoile sur son bouclier l’éclairait.

Son découragement l’avait quitté. Il commença àse sentir fort et courageux comme un jeune dieu. Il sautait d’étoile en étoile

Partout, quelle que soit l’étoile sur laquelle il arrivait, et bien qu’il ne fà»t jamais invité ni attendu et que ses arrivées provoquaient une surprise complète, les esprits des défunts lui donnaient un petit morceau de leur étoile. Et ils lui en donnaient un petit morceau même si, bien souvent, eux-mêmes n’en avaient pas beaucoup et que leur étoile était très petite et àpeine visible. Et bien que les esprits fussent de couleur noire, jaune ou blanche et qu’ils lui parussent étrangers dans leur apparence et leurs paroles, tous lui donnaient un petit morceau de leur étoile avec joie et amitié.

Lorsque Chicovaneg arrivait chez ceux qui étaient de son sang, il était reçu avec de grandes festivités. Ils étaient fiers que ce soit l’un des leurs qui doive créer un nouveau Soleil pour tous les hommes. Ils fortifiaient son corps et renforçaient ses armes. Ses ancêtres le reconnaissaient, venaient àlui, et il parlait avec eux. Et ils lui donnaient de bons conseils pour sa quête et lui souhaitaient bonne chance et de blesser beaucoup d’ennemis.

Ragaillardi, le cœur rempli de courage, Chicovaneg continuait son long et difficile chemin. À chaque saut qu’il effectuait d’une étoile àl’autre son bouclier devenait plus lumineux. Et lorsque son bouclier commença àtant briller qu’il éclipsait la splendeur des plus grandes étoiles, les dieux méchants l’aperçurent. Ils surent qu’il était en route pour créer un nouveau Soleil pour les hommes.

Alors ils commencèrent sérieusement àle combattre avec fureur. Jusque-là, ils n’avaient pas prêté attention àlui. Car il n’était que le modeste chef inconnu d’une petite tribu. Bien sà»r, ils avaient obtenu des renseignements sur ses préparatifs. Mais ils en avaient ri et étaient sà»rs qu’il courait àsa perte. Mais ils étaient maintenant furieux et en colère et lancèrent le combat contre lui de toute la force de leur cruauté.

Ils se mirent àfaire trembler la Terre pour ébranler les étoiles afin de lui faire rater son saut sur la prochaine étoile. Ils savaient que, s’il ratait ne serait-ce qu’un seul saut, il serait précipité dans l’univers froid et noir. Il ne pourrait alors plus s’en dégager, même avec l’aide du serpent àplumes. Car depuis des temps immémoriaux, les dieux méchants y avaient tout pouvoir, et les dieux méchants des ténèbres et de l’épouvante étaient àleur service.

Cependant, Chicovaneg était intelligent et astucieux. Il était devenu patient et sage sur son long chemin. Il ne faisait plus rien dans la précipitation irréfléchie. C’est en riant, en composant des chansons, et en faisant au serpent àplumes le récit de ses aventures, qu’il attendit bien tranquillement que les tremblements de terre faiblissent quelque peu. Et avant qu’ils recommencent et reprennent de la force, il avait repris ses dangereux sauts.

Lorsqu’une étoile était trop petite pour qu’il puisse bien la voir, il demandait au serpent àplumes de la chercher des yeux. Il lui indiquait alors la bonne distance, afin qu’il puisse prendre l’élan nécessaire et ne pas sauter trop court.

Il devait aussi faire très attention àne pas sauter au-delàde l’étoile. Car qu’il saute trop court ou trop long, il courait le risque de tomber dans l’univers où les dieux méchants attendaient avec impatience de se saisir de lui.

Il arrivait aussi parfois que la distance fà»t trop grande pour que Chicovaneg puisse atteindre l’étoile d’un saut. Il laissait alors d’abord le serpent àplumes voler jusqu’àelle. Celui-ci mordait le bord de l’étoile pour s’y accrocher. Après quoi il laissait pendre sa queue dans le vide. Et sa belle et longue queue ressemblait àune bande de brouillard dorée dans la nuit noire.

Il était maintenant plus facile pour Chicovaneg de sauter assez loin pour saisir la queue au vol. Il grimpait ensuite le long de la queue du serpent et atteignait ainsi l’étoile trop éloignée.

Comme Chicovaneg montait toujours plus haut sous la voà»te céleste et que son bouclier devenait toujours plus lumineux et plus brillant, sur Terre, les hommes commencèrent enfin àle voir. Et ils comprirent qu’un nouveau Soleil allait être créé pour eux.

Ils étaient heureux et firent de nombreux festins accompagnés de musique et de danses.

Les hommes pouvaient désormais suivre de leurs yeux le difficile chemin que Chicovaneg devait encore parcourir. Ils vécurent dorénavant avec dans le cœur tous ses triomphes mais aussi toutes ses peurs. Lorsqu’ils voyaient la distance jusqu’àla prochaine étoile et remarquaient que, dans son grand saut, Chicovaneg pouvait peut-être la rater, ils étaient saisis de désespoir Ils allumèrent de grands feux sur les montagnes afin que Chicovaneg sache qu’il était leur espoir, qu’ils mettaient en lui toute leur confiance et qu’il ne devait pas échouer. Cela renforçait son courage et sa force.

Les hommes virent aussi le combat que menaient les dieux méchants contre Chicovaneg. Et plus de cent fois, ils craignirent pour sa vie.

Dans ses nombreux combats contre les dieux méchants, aucune arme n’avait pour Chicovaneg plus de valeur que son bouclier qui devenait de plus en plus lumineux et brillant. Quand la pression de la supériorité numérique de ses adversaires se faisait trop forte, il levait promptement son bouclier au visage de ses assaillants. Ses ennemis étaient aveuglés par son éclat brillant et leurs haches, leurs lances et leurs flèches le rataient.

Quant àChicovaneg, bien protégé par son bouclier, il lançait ses flèches et sa lance d’une main sà»re. Et il anéantissait des milliers d’ennemis.

Il avait attaché àsa lance un long et éclatant lasso et ses flèches àdes longues cordes brillantes. Ainsi, quand ses armes avaient tué de nombreux ennemis, elles revenaient dans sa main. Et Chicovaneg ne se retrouvait jamais sans arme.

Quand les dieux méchants se rendirent compte que Chicovaneg leur était bien supérieur par la force, la ruse, l’intelligence et le courage, ils allèrent exercer leur vengeance sur les hommes. Car les hommes avaient commencé àne plus craindre les dieux méchants et ils cessaient de les servir, de leur bâtir des temples et de brà»ler pour eux la sève des arbres.

Cela irritait de plus en plus les dieux méchants et ils sombraient dans des colères toujours plus fortes car ils n’arrivaient pas àprécipiter Chicovaneg dans les abîmes de l’univers.

Alors les dieux méchants se vengèrent sur les hommes en envoyant sur la Terre entière de terribles tempêtes qui détruisirent toutes les villes et toutes les huttes des hommes, dévastèrent tous les champs, et ils mirent des vers dans les fruits et envoyèrent des armées de rats pour ronger et dévorer tous les jeunes germes qui avaient commencé àpousser dans la chaleur de la Terre.

Et ils inondèrent la Terre. Et beaucoup, beaucoup d’hommes et d’animaux des forêts et des prairies moururent noyés.

Les dieux méchants firent ensuite s’ouvrir les montagnes. Et des montages et des rochers coulèrent des fleuves de feu, et des fumées toxiques se posèrent partout sur la Terre et les hommes ne purent plus respirer.

Car les dieux méchants voulaient détruire tous les hommes, tous les animaux et tous les oiseaux sur Terre avant qu’un nouveau Soleil brille dans le ciel.

Ils jetèrent des pierres incandescentes contre Chicovaneg qui se battait courageusement, grimpait toujours de plus en plus haut dans le ciel. Les dieux méchants jetèrent tant et tant de pierres sur Chicovaneg qu’aujourd’hui encore, la nuit, on peut voir des milliers de pierres incandescentes traverser le ciel.

Mais, malgré tous ses ennemis et leurs ruses malveillantes, Chicovaneg grimpait toujours de plus en plus haut.

Et son bouclier était de plus en plus lumineux.

Et les fleurs commencèrent àpousser et àfleurir sur Terre. Les oiseaux revinrent et les couleurs de leurs plumes étaient encore plus belles qu’avant. Ils chantaient, exultaient et gazouillaient leurs joyeux chants pour saluer le nouveau Soleil et glorifier sa magnificence. Les arbres sortaient de terre. Mangues et papayes commen¬cèrent àmà»rir. Figues, tomates, abricots, pastèques, melon, noix et des milliers d’autres fruits poussaient àprofusion.

Les épis de maïs étaient si gros et si nombreux que personne parmi les anciens ne pouvait se rappeler en avoir jamais vu de pareils. Les forêts furent de nouveau peuplées de tous les animaux, antilopes et pécaris repus se déplaçaient en troupeaux dans la brousse et àtravers les prairies.

Les fleuves et les mers regorgeaient de multitudes de poissons qui s’éveillaient àune nouvelle vie. Et lorsqu’une femme se rendait au fleuve pour y puiser de l’eau, la cruche qu’elle ramenait chez elle était remplie de beaucoup de poisson et de bien peu d’eau. C’était le merveilleux symbole de la Terre redevenue riche et du fait que les hommes étaient dorénavant libérés de toute détresse et de tout souci.

Et un beau matin, lorsqu’ils se levèrent, les hommes virent enfin le nouveau Soleil briller de mille feux sous la voà»te céleste.

Et le Soleil était en plein milieu de la voà»te tout en haut au-dessus d’eux.

Alors les hommes s’en furent faire une grande fête du Soleil. Ils célébrèrent la fête du Soleil pour honorer Chicovaneg. Et ils célébrèrent le Soleil avec grand vacarme dans la vieille ville de Chamo.

Et, pour la grande fête du Soleil, des milliers et des dizaines de milliers vinrent de très loin. Des tribus et des familles de tous les peuples vinrent de Tila, de Shitalja, de Huitstan, de Jovelto, ainsi que de Oshchuc, Baschajom, Shcucchuits, Yajaton, Yalanquen, Acayan, Nihich, Natjolom, Huninquibal, Sjoyyalo, Japalenque, Bilja, Jocotepec, Yealnabil, Sotslum, Tonalja, Chalchihuuistan, Sibacja, Chiilum et de beaucoup d’autres villes, villages ou localités. Et lorsque la fête prit fin, les tribus et les familles repartirent toutes chez elles dans la joie et la bonne humeur.

Et les hommes étaient pleins de force pour se rendre àleur travail. Et ils bâtirent beaucoup de nouvelles villes et de beaux temples. Ils construisirent aussi la ville sainte de Tonina, envers le lever de Soleil de Hucutsin.

Chicovaneg, bien qu’il eà»t accompli hardiment sa mission et que, très fatigué, il aurait maintenant pu se reposer, ne pouvait toutefois pas jouir d’un repos bien mérité ni vivre en paix.

Pour le malheur des hommes, il n’avait pas réussi àtuer tous les dieux méchants ; les ennemis étaient trop nombreux.

Les dieux méchants œuvraient sans cesse pour détruire de nouveau le Soleil et anéantir Chicovaneg. Ils enveloppèrent la Terre de lourds nuages noirs et effrayèrent les hommes pour qu’ils oublient Chicovaneg et honorent les dieux méchants.

Et, quand la Terre fut totalement recouverte par les nuages noirs qui propageaient la terreur, alors les hommes se laissèrent aller àperdre courage car ils croyaient que le Soleil leur avait de nouveau été enlevé.

Cependant, Chicovaneg, le vaillant combattant et allumeur de Soleil, veillait.

Blotti astucieusement derrière son puissant bouclier solaire, ou droit debout dans l’attente du combat pour protéger les hommes et leur Soleil contre les dieux méchants qui tentent d’effrayer les hommes sur Terre par de fortes tempêtes et d’impétueux et lourds nuages noirs. Alors Chicovaneg se met en colère. Il projette sa lance foudroyante au-dessus de la Terre pour débusquer et chasser les dieux méchants cachés dans les lourds nuages. Et, dans sa juste colère contre les dieux des ténèbres et du malheur, Chicovaneg secoue son puissant bouclier avec une force et une pétulance déchaînée telles que le tonnerre au son mat en fait trembler les airs sous le ciel.

Et quand enfin il a de nouveau chassé les dieux méchants et les a repoussés dans leurs sombres recoins, Chicovaneg se réjouit de sa victoire. Alors il peint dans le ciel sa joie et son plaisir avec de belles couleurs sous la forme d’un bel et puissant arc pareil àun pont sur lequel les hommes pourraient marcher de la Terre vers le ciel. Et ce bel arc riche de ces belles couleurs fait comprendre aux hommes sur Terre qu’ils peuvent être tranquilles et faire leur travail en paix, car lui, Chicovaneg, le valeureux allumeur de Soleil, veille, et il ne tolérera pas que le Soleil soit une fois de plus éteint et détruit par les dieux méchants.

II

Beaucoup d’années passèrent avec les changements du temps sur Terre. Les récoltes étaient sans cesse bonnes et les hommes étaient contents le jour. Mais ils étaient inquiets la nuit et craignaient les ténèbres.

Le fils de Chicovaneg avait maintenant grandi et il était d’humeur triste. Les hommes de son peuple l’appelaient Huachinogvaneg, car il rêvait beaucoup et ses pensées étaient plus dans le ciel avec son père que sur Terre avec les hommes.

Un jour, alors qu’elle revenait d’une cérémonie au temple, Lequilants, sa mère, vit son fils assis àl’ombre d’un arbre, profondément absorbé dans ses pensées.

Elle alla àlui et lui dit :

— Mon fils, pourquoi es-tu affligé ? Tous les hommes sont heureux et sont enchantés du splendide Soleil que ton père a créé.

Et Huachinogvaneg se leva, s’inclina devant sa mère âgée, glissa son nez dans la main pour la saluer et dit :

— Oh, ma vénérée et chère mère, pourquoi ne devrais-je pas être triste parmi tous les hommes qui sont heureux. Mon père a accompli de grandes choses sur Terre et dans le ciel. Pour moi par contre, les années passent, et je n’ai rien réalisé, aucune grande action pour vous honorer mon père et toi, ma chère mère, et pour être digne de mon père.

Alors sa mère lui dit :

— Mon fils, tu ne dois pas être triste. Ton père sait bien, et je sais très bien, qu’en toutes choses tu es digne de ton père. Et s’il n’y avait pas de Soleil dans le ciel, tu partirais certainement aujourd’hui même pour créer un nouveau Soleil tout comme ton père l’a fait lorsque tu étais un enfant, faible et inexpérimenté. Mais tu ériges de belles maisons de pierre pour les hommes, tu scelles bien les pierres ensemble avec du sable et de la chaux, pour que les gens soient en sécurité et puissent habiter àl’abri des tempêtes et de la pluie.

Et Huachinogvaneg répondit :

— C’est vrai, Mère, je construis de belles maisons. Mais je suis maintenant fatigué de cela. Je l’ai enseigné àtant d’hommes jeunes, forts et appliqués. Ceux àqui j’ai enseigné les construisent aujourd’hui aussi bien que moi. Mais les maisons se construisent, puis sont détruites, et plus personne ne se souvient de qui les a construites ni quel était son nom.

À quoi sa mère lui rétorqua :

— Mon fils, les hommes ne peuvent pas tous créer de nouveaux soleils ; il faut aussi construire des maisons, travailler les champs, tanner les peaux, battre l’herbage, façonner des pots en terre, abattre les arbres, chasser les animaux. Car si tout cela n’était pas fait, mon fils, quelle utilité y aurait-il àavoir un beau Soleil dans le ciel ?

Huachinogvaneg répondit :

— Ma vénérable mère, tu es sage et tu parles avec sagesse. Mais tu es une femme et je suis un homme, et mes pensées prennent d’autres voies. Alors que j’étais assis sous l’arbre, je parlais avec mon père, comme je le fais bien souvent quand je suis seul. Je veux aller le voir, Mère. Et je veux lui apporter des salutations de ta part.

Sa mère lui dit :

—Je sais bien que tu es comme ton père. Aucune mère, aucune femme, aucune épouse, ne possède la force d’empêcher un homme vraiment décidé àaccomplir ce qu’il a en tête. Accompagne-moi àla maison, mon fils, je sens que mes nombreuses années commencent àm’être douloureuses et que j’ai besoin d’un bras solide sur lequel je puisse m’appuyer avec confiance et assurance.

Et Huachinogvaneg conduisit sa mère àla maison. Lorsqu’il se fut assuré qu’elle était bien àl’abri, il sortit et vit que la nuit était tombée.

Sa mère le rappela àelle. Et lorsqu’il rentra dans la maison, elle éteignit la lumière et recouvrit le feu du foyer avec des cendres.

Il avait laissé la porte de la maison ouverte car il pensait ressortir pour aller contempler les étoiles et méditer.

Alors Lequilants, sa mère, lui dit :

— Viens ici, mon fils, viens t’asseoir près de moi. Regarde par la porte. Et vois comme la nuit est profonde. Je n’ai encore jamais vu une nuit aussi sombre que ce soir. Et j’ai peur, mon fils, j’ai peur de la nuit obscure.

Huachinogvaneg lui dit alors :

— Ne crains rien, Mère, je suis près de toi.

Lequilants dit àson fils :

— Oui, tu es près de moi et je m’en réjouis, et maintenant je n’ai plus peur. Mais il y a beaucoup, beaucoup de mères qui ont perdu leur fils ; et puis il y a beaucoup, beaucoup de mères aussi qui n’ont jamais eu de fils ; et il y en a d’autres encore qui sont seules parce que leurs fils sont partis au loin pour s’occuper de leurs affaires. Toutes ces pauvres mères ont peur de ces nuits sombres, comme moi-même je les crains lorsque tu n’es pas près de moi. Je pense que les hommes aimeraient bien avoir aussi un Soleil dans la nuit. J’aimerais bien savoir qui pourrait oser créer un petit Soleil pour la nuit des hommes. La mère d’un tel homme, et son père aussi, pourrait être très fière du fils qui créerait un tel Soleil. Bien sà»r, le Soleil de la nuit est beaucoup plus difficile àcréer que le Soleil du jour. La création du Soleil du jour exigeait du courage et de la bravoure. Alors que pour créer le Soleil de la nuit, moins de courage est nécessaire, mais il faut autre chose qui a certainement autant de valeur que le courage et la bravoure. Seul un homme intelligent et savant pourrait mener àbien la création du Soleil de la nuit. Le Soleil de la nuit doit donner de la lumière mais pas de chaleur. Car sinon les hommes, les animaux, les oiseaux, les arbres, les fleurs et les plantes ne pourraient pas se remettre des grandes chaleurs de la journée. Tout serait noyé et asphyxié de lumière. Tout sur la Terre doit dormir pour renouveler ses forces.

Après avoir réfléchi un moment aux paroles de sa mère, Huachinogvaneg répondit :

— Tu es très sage, Mère. Un Soleil pour la nuit est difficile àcréer. Je le reconnais.

Alors sa mère ajouta :

— C’est beaucoup plus difficile que tu le penses, mon fils. Le Soleil de la nuit ne devra pas toujours briller, car cela nuirait au repos salutaire des hommes, des bêtes et de toutes les créatures vivantes. Le Soleil de la nuit ne devrait donner àplein que de temps en temps. Cette lumière ne devrait croître que lentement, et lorsqu’elle serait devenue complète, elle devrait ensuite diminuer, afin que tout ce qui vit et prospère sur Terre s’habitue àla clarté et àl’obscurité ; et aussi pour que les hommes lorsqu’ils doivent entreprendre de grands périples sachent bien quand ils auront avec eux ou pas le Soleil de la nuit. Et il devra aussi, pour le changement, y avoir des nuits durant lesquelles le Soleil de la nuit disparaîtra complètement, pour que les hommes puissent jouir des étoiles et que tout ce qui est sur Terre puisse vraiment et totalement participer àune tranquillité complète et que les hommes n’oublient pas que la nuit aussi est belle dans son silence. Mais je sais qu’il ne se trouvera pas d’homme assez intelligent pour pouvoir créer un tel Soleil de nuit. Pour autant, cela fait beaucoup de bien, mon fils, de faire ce beau rêve du Soleil de la nuit, comme je le fais.

Huachinogvaneg lui répondit :

— Je n’ai jamais eu un aussi beau rêve, Mère ; mais je suis content que tu me l’aies raconté. Je ne vais certainement plus jamais l’oublier.

Du temps s’écoula et puis un jour, Lequilants trouva son fils accroupi en train de dessiner des cercles dans le sable. Elle alla àlui et lui demanda :

— Que fais-tu, mon fils, tu as l’air si songeur ?

Huachinogvaneg lui répondit :

— Mère, je vais partir et créer le Soleil de la nuit, tout comme mon père a créé le Soleil du jour. J’y ai beaucoup réfléchi et j’ai trouvé comment je dois créer le Soleil pour qu’il donne de la lumière mais pas de chaleur, et pour qu’il croisse lentement puis redevienne petit et s’éteigne de temps en temps.

Lequilants se mit àrire et dit :

— Mon fils, je me réjouis de tout cÅ“ur que tu partes pour créer le Soleil de la nuit afin que toutes les nuits ne soient plus aussi sombres et que les mères n’aient plus àcraindre l’obscurité des nuits. Va, mon cher fils, et que ma bénédiction t’accompagne sur ton chemin. Et lorsque tu seras près de ton père, salue-le pour moi ; et dis-lui qu’il est àjamais dans mes pensées. Et le jour où tu auras créé le Soleil de la nuit, et que je le verrai briller pour la première fois dans la nuit sombre, alors je saurai que mes jours sont écoulés et je pourrai quitter cette Terre, épouse d’un homme de grand courage et mère d’un fils intelligent et sage.

Et lorsque Huachinogvaneg eut pris congé de sa mère et se fut assuré qu’elle ne manquerait de rien, il partit et se mit àla recherche d’un serpent àplumes. Dans son périple, il rencontra le sabio Nahevaneg et lui demanda :

— Homme sage, peux-tu me dire où je peux trouver un serpent àplumes pour créer le Soleil de la nuit ?

Le sabio Nahevaneg lui répondit :

— Le serpent àplumes est le symbole du monde, et comme il n’y a qu’un symbole du monde, il n’y a qu’un serpent àplumes. Mais ton père libéra le serpent àplumes du méchant sorcier et le prit avec lui lorsqu’il créa le Soleil. Et quand lui, le valeureux et noble Chicovaneg, eut créé le Soleil, il pria le serpent àplumes de se coucher autour de la Terre, làoù la voà»te céleste est posée sur la Terre. Il est là-bas et monte la garde contre les dieux méchants qui régnent de l’autre côté de la voà»te et d’où ils veulent faire irruption sur la Terre pour renforcer le pouvoir des dieux méchants qui sont sous la voà»te et, unis àeux, tuer ton père et anéantir de nouveau le Soleil. Mais ton père n’est pas seulement valeureux, il est aussi très astucieux. Il ne fait pas entièrement confiance au serpent àplumes, car ce dernier aime às’enivrer des fleuves suaves qui coulent sur les bords de la voà»te céleste. Ils sont faits de la rosée du matin que les vents doux apportent des fleurs et qui, lorsqu’elle glisse le long de la voà»te, se mêle àla poussière tombée des étoiles pour en faire un vin doux et lourd d’une exquise plénitude. C’est àcause de cette poussière d’étoiles que le vin est si pétillant et que dans la lumière il jette des étincelles d’or. Alors naturellement, le serpent àplumes est toujours très près de ces fleuves. Il a toujours soif, àforce d’être constamment allongé sur le bord brà»lant de la Terre. Il n’a aucune autre boisson pour apaiser sa soif que le vin des fleuves du monde qui coulent làoù il est de garde. C’est pourquoi, n’étant pas sà»r de sa capacité àveiller en raison de sa soif, Chicovaneg descend tous les soirs voir s’il ne dort pas et n’a pas oublié de veiller. Et lorsqu’il le trouve vigilant et en alerte, son visage rayonne de joie et cette joie plonge le ciel du couchant dans une magnificence de rouge et d’or. Mais lorsqu’il le trouve endormi et enivré par les fleuves suaves, alors il se met en colère, ses yeux jettent des éclairs comme des ailes en feu qui traversent le ciel de part et d’autre. Quoi qu’il en soit, Huachinogvaneg, tu vas devoir te trouver un autre animal pour t’accompagner dans ton voyage.

Comme le sabio avait fini de parler, il regarda autour de lui et un lapin gai et joyeux s’approcha du sage en sautillant et, sans se préoccuper de sa présence, commença àbrouter l’herbe grasse de la prairie.

Le sabio observa le lapin pendant un moment. Il se mit àsourire et dit àHuachinogvaneg :

— Emmène donc un lapin avec toi, mon fils. Un lapin sait bien sauter, et il est toujours joyeux et de bonne humeur. Il peut t’être d’une grande utilité.

Huachinogvaneg saisit le lapin par les oreilles, le souleva et le posa sur son bras, où l’animal s’assit tranquillement en lui clignant joyeusement de l’œil.

Après quoi il prit congé du sabio et partit se fabriquer deux boucliers.

Il portait un lourd bouclier attaché àson bras gauche. Il fabriqua le second bouclier avec de la fibre d’agave. Ce bouclier léger fut tissé si parfaitement que lorsqu’il le tenait vers le Soleil, il pouvait le voir comme un disque sombre àtravers son bouclier.

Il ne l’attachait pas àson bras mais le portait àla main, soit la droite, soit la gauche, selon qu’il lui était utile ou plus confortable pour voyager dans l’une ou dans l’autre. Il n’avait pas besoin d’une lance ; car il pensait utiliser le même chemin qu’avait pris son père avant lui. Sur ce parcours, tous les dieux méchants avaient été anéantis par son père et s’il veillait àrester toujours dans ses traces, alors Chicovaneg le protégerait de ses ennemis. Bien sà»r, Huachinogvaneg aurait bien volontiers emporté avec lui une bonne lance pour mener lui-même ses combats. Mais, comme il n’avait pas pu prendre un serpent àplumes avec lui et seulement le lapin Tul, qui pouvait lui rendre beaucoup moins de services qu’un serpent àplumes, une lance l’aurait encombré.

Au lieu d’une bonne lance, Huachinogvaneg avait emporté un long et solide lasso pour pouvoir créer le Soleil de la nuit.

Maintenant que Huachinogvaneg était fin prêt, il se mit en route en direction du bout du monde.

Il y trouva un profond ravin dans lequel vivait un grand jaguar qui s’appelait Cananpalehetic.

Le grand jaguar sortit du ravin et lui dit :

— N’aie pas peur de moi, Huachinogvaneg, je suis le Jaguar du monde. C’est ici l’endroit d’où partit Chicovaneg pour créer le Soleil.

Mais il hésita, car le saut pour atteindre l’étoile la plus basse lui paraissait trop grand et trop dangereux. Absorbé par ses pensées, il passait d’un pied sur l’autre pour savoir comment il pourrait au mieux sauter sur l’étoile la plus basse sans sombrer dans l’abîme de l’univers ; il piétina le sol si longtemps qu’il en creusa ce ravin. Je sortis du chemin, suivi par une bande de coyotes envoyés par les dieux méchants pour me tuer. Chicovaneg m’offrit alors ce ravin comme éternel domicile et il me sauva des coyotes. Puis il envoya le serpent àplumes pour dévorer les coyotes qui devaient me déchirer. Et le serpent àplumes les dévora tous et je pus soigner les nombreuses blessures que leurs morsures m’avaient occasionnées. Maintenant je suis ici pour toujours, pour protéger des dieux méchants l’étroit sentier qui mène du bout du monde àl’étoile la plus basse. Tu peux te reposer ici, Huachinogvaneg, et rassembler tes forces pour ton long voyage. De l’autre côté, il y a une vaste prairie où l’herbe est bien grasse et où le lapin pourra tranquillement manger àsatiété. Je protégerai la prairie des loups, des serpents et des animaux sauvages.

Après qu’il se fut reposé et que le lapin Tul eut bien mangé, Huachinogvaneg escalada le rocher Chabuquel. Arrivé là, il vit que l’étoile la plus basse était trop loin pour qu’il puisse l’atteindre en un saut. Il perdit alors courage et prit peur.

Le lapin Tul était très fatigué par le long voyage. Il se terra dans une crevasse et s’endormit. Il dormit si bien que Huachinogvaneg n’arriva plus àle réveiller ; il en était très affligé car il se retrouvait sans compagnon.

Mais Chicovaneg vit son chagrin et eut pitié de lui. Il envoya un éclatant rayon de Soleil dans la crevasse où le lapin s’était blotti.

Il en sortit alors en sautillant joyeusement, cligna gaiement de l’œil àHuachinogvaneg et lui dit :

— Je vais sauter en premier et tu vas m’attendre ici. Si je devais tomber dans l’univers Balamilal et y être englouti, ce ne serait pas une grande perte. Tu pourras rebrousser chemin pour aller chercher un autre lapin. Il y en a des quantités et j’ai beaucoup de fils, j’en compte plus de deux cent quarante. Tu pourras choisir le meilleur et le plus fort d’entre eux et lui dire que je lui ordonne de te suivre. Et il te suivra.

À quoi Huachinogvaneg répondit :

— Écoute, Tul, je ne veux pas que tu sautes et que tu tombes dans l’univers Balamilal. Nous sommes devenus de si bons camarades tous les deux que je ne veux pas te perdre. Restons ici et attendons jusqu’àce que le rocher Chabuquel sur lequel nous sommes assis ait suffisamment grandi pour que le saut vers l’étoile la plus basse soit moins grand qu’aujourd’hui.

Le lapin Tul lui dit alors :

— Ma vie n’est pas aussi longue que la tienne, Huachinogvaneg. Je ne peux pas attendre aussi longtemps que toi. Je dois me dépêcher, sans quoi je ne pourrai pas venir àbout de ce que j’ai àfaire.

Et avant que Huachinogvaneg ait pu lui répondre, le lapin Tul avait sauté. Il se roula en boule plusieurs fois durant le saut. Mais il sauta trop court de tout le long de son corps. Il ne put que frôler l’étoile la plus basse d’une de ses longues oreilles, et ses pattes se mirent àgigoter désespérément àla recherche d’un appui stable. Il tombait et commençait àêtre projeté dans l’univers. Mais un arbuste épineux dépassait des étoiles. Et comme le lapin tombait, une longue branche du buisson l’avait attrapé par une oreille qui était maintenant solidement accrochée àune épine. Après de nombreux soubresauts, le lapin réussit àramener ses pattes dans le buisson et às’y tirer. D’une violente secousse, il fendit son oreille et la libéra de l’épine. II remercia le buisson et sauta tout joyeusement sur le sommet d’une montagne de l’étoile. Il se mit àsautiller àdroite et àgauche jusqu’àce que Huachinogvaneg, qui avait cru qu’il avait raté son saut, puisse le voir.

Huachinogvaneg lança rapidement son lasso vers l’étoile.

Le lapin attrapa le nœud coulant, le fit glisser autour d’un rocher et fit signe àHuachinogvaneg de sauter. Lorsque Huachinogvaneg fut arrivé sur l’étoile, lui et le lapin allèrent en saluer les habitants.

Mais les esprits des défunts ne pouvaient pas lui donner un aussi gros morceau d’étoile que celui qu’ils avaient pu donner àson père. Car sinon leur étoile serait devenue trop petite. Il reprit ensuite son chemin dans toutes les étoiles. Et sur toutes, on ne pouvait lui en donner qu’un minuscule morceau afin que les étoiles ne deviennent pas trop petites.

Mais Huachinogvaneg en était tout de même très content. Car le Soleil de la nuit ne devait pas être aussi gros ni aussi brillant que le Soleil du jour.

Et toujours, lorsque Huachinogvaneg avait obtenu un nouveau morceau d’étoile, il l’attachait àson lasso et le faisait glisser dans l’univers glacé afin de le refroidir. Et comme il le souhaitait, il arriva ce qui devait arriver. Le Soleil de la nuit était peu brillant et plus petit que celui du jour. Et il était froid.

Et comme maintenant il avait fixé tous les petits morceaux d’étoiles sur son bouclier, un Soleil illuminait aussi les hommes sur Terre durant la nuit.

Mais Huachinogvaneg, qui avait en tête tous les souhaits de sa mère, n’était pas entièrement satisfait.

Alors il dit au lapin :

—Je n’aurais pas pu créer un grand et beau Soleil comme le Soleil que créa mon père. Des gros morceaux d’étoiles m’auraient fait défaut. Mon père est un valeureux combattant, j’ai dà» mener bien peu de combats. Mais je suis intelligent, et j’ai plus d’intelligence que de courage. C’est pourquoi je vénère mon père et ma mère qui m’a envoyé pour le saluer. Mon père a créé le Soleil qui reste toujours le même dans sa beauté et son ardeur. J’ai créé un Soleil comme ma mère l’avait imaginé, un Soleil qui est parfois gros, parfois petit, parfois plein et parfois disparaît complètement.

Le lapin Tul lui demanda alors :

— Et comment comptes-tu t’y prendre, Huachinogvaneg ?

Huachinogvaneg saisit dans sa main droite son bouclier léger fait avec les fibres d’agave et le leva doucement au-dessus de son gros bouclier fixé àson bras gauche.

Et comme il faisait cela, le Soleil de la nuit devint de plus en plus petit, jusqu’àce que le bouclier léger le recouvre complètement et que seul son contour, bien que totalement obscur, reste visible. Puis, après avoir tenu le gros bouclier suffisamment longtemps recouvert, il retira lentement le bouclier léger et le Soleil de la nuit commença àgrossir jusqu’àretrouver sa taille complète.

Lorsque sa mère sur Terre vit cela, elle appela tous ses voisins et leur dit :

— Maintenant, je peux m’allonger et mourir ; car j’ai eu un époux qui fut un valeureux combattant, et j’ai accouché d’un fils qui fut plus grand que son père par l’intelligence.

Ayant dit cela, Lequilants se courba contre la terre et rendit l’âme àgenoux.

Alors les hommes de sa tribu la prirent et la transportèrent au sommet de la plus haute montagne du pays. Et le ciel la recouvrit de neige éternelle. Et le premier rayon qu’envoyait Chicovaneg au matin de chaque nouveau jour embrassait d’abord sa peau avant d’atteindre les autres hommes. Et le dernier rayon qu’àla fin de chaque jour Chicovaneg envoyait sur la Terre l’enveloppait d’un or rouge somptueux qui ne touchait rien d’autre sur Terre.

Comme tout était achevé, il arrivait que Huachinogvaneg, sur sa route àtravers la route céleste, trébuche et prenne du retard, et les hommes sur Terre en étaient décontenancés dans leurs calculs.

Car partout où allait Huachinogvaneg, le lapin Tul était toujours avec lui. Il sautillait autour de lui et derrière lui et courait entre ses jambes, le poussant toujours àjouer avec lui.

Cela fatiguait Huachinogvaneg, alors il dit :

— Les hommes sur Terre vont penser que je suis un gredin alcoolique, ils ne me bâtiront aucun temple, et aucun jour et àaucun moment ils ne m’honoreront. Je n’ai plus besoin de toi, Tul, et tu me ferais très plaisir si tu retournais sur Terre pour vivre en paix et heureux avec ta famille, et que tu l’attestes avec mille enfants de plus. Je sais que tu préfères la nuit au jour et que tu ne cherches ta nourriture que la nuit. Bien sà»r, j’éclairerai bien tes nuits et te préviendrai lorsque des coyotes ou des serpents seront après toi. Mais il est temps maintenant pour toi de partir d’ici ; car tu es toujours dans mon chemin et tu ne fais que des bêtises.

Le lapin s’assit, cligna de l’œil àHuachinogvaneg et lui dit :

— De par ma longue expérience, je sais que les hommes ne connaissent pas la gratitude, ne savent pas et ne veulent pas savoir ce que c’est. Je m’y suis résigné bien avant de te connaître, Huachinogvaneg. Mais tu n’es pas un homme. Pas un humain. Tu es devenu un dieu, qui a des temples sur Terre et règle le temps et les jours des hommes. Et apprendre aujourd’hui, et par toi, Huachinogvaneg, que même un dieu ne sait pas ce qu’est la gratitude, cela me fait de la peine. J’ai cru que nous étions amis. Et j’espérais que les hommes feraient de moi au moins un demi-dieu, si ce n’est un dieu entier.

Huachinogvaneg lui répondit :

— Ce que tu dis est vrai, Tul. Mais vois, je n’ai plus besoin de toi ici. Tu sautilles tout le temps dans mes jambes. Élance-toi donc et saute sur Terre. Merci beaucoup pour le mal que tu t’es donné pour m’aider un peu. À la fin, j’aurais aussi bien pu trouver mon chemin sans toi, tu peux en être sà»r.

Le lapin lui rétorqua :

— Ce n’était pas si sà»r, Huachinogvaneg, le jour où tu étais au bord du ravin où vit le jaguar Cananpalehetic. J’ai bien vu comment tu commençais àpiétiner d’un pied sur l’autre, projetant de creuser un nouveau ravin. Mais je n’ai rien dit. Bien sà»r que je peux repartir sur Terre d’un saut. Mais je suis devenu vieux et je ne peux plus sauter aussi bien que jadis, lorsque nous sommes partis ensemble. Et si je manquais un seul saut, je tomberais dans l’univers froid. Et tu ne viendrais pas m’aider àen sortir ; car tu dois maintenant t’occuper du temps des hommes. Et même si je ne tombais pas dans l’univers, j’aurais les pattes brisées en arrivant sur Terre. Sur Terre, j’ai besoin d’herbe, et si mes pattes sont cassées, je ne pourrai plus me chercher de nourriture ; si un coyote est après moi, je ne pourrai plus m’enfuir ; si un aigle décrit des cercles au-dessus de moi, je ne pourrai plus aller me fourrer assez vite dans mon terrier. Je ne vivrai pas un jour entier en arrivant sur Terre. Et, que cela te plaise ou non, je continuerai àsautiller entre tes jambes et àcourir de ci de làsur ton chemin, aussi longtemps qu’il me plaira, ou jusqu’àce que tu fasses aussi de moi un Soleil.

Huachinogvaneg se mit alors en colère. Il prit le lapin par les oreilles et projeta de le lancer dans l’univers Balamilal.

Mais le lapin tourna la tête vers lui, cligna des yeux joyeusement et familièrement, et battit l’air de ses pattes gaiement et sans crainte. Alors Huachinogvaneg se souvint du saut que le lapin avait fait pour lui avec ses pattes qui gigotaient et qu’il avait risqué sa vie pour que lui-même devienne un dieu.

Alors la gratitude emplit son cœur et l’amour pour les créatures de la nature l’envahit.

À partir de cet instant, il devint l’ami des amoureux. Il prit le lapin contre sa poitrine et le caressa.

Puis il lui dit :

— Je ne faisais que plaisanter lorsque j’ai voulu te renvoyer sur Terre, Tul. Tu dois rester près de moi àjamais, comme symbole que je suis associé aux changements qui se produisent dans le cours naturel de toute vie sur Terre. Je vais t’installer au centre de mon grand bouclier brillant. Et je te porterai ainsi partout où j’irai. Et les hommes sur la Terre te verront pour toujours au centre de mon bouclier afin qu’ils sachent que, si la gratitude est bien rare, elle n’est cependant pas totalement perdue et que parfois, dans des circonstances particulières, elle peut peut-être être découverte.

Et lorsqu’il eut dit cela, il retira du centre de son gros bouclier de nombreux morceaux d’étoiles qu’il avait eu tant de mal àrassembler et installa le lapin àleur place, où il se trouve encore àce jour.

Et c’est ainsi qu’il arriva qu’un lapin prît place dans le calendrier des hommes pour leur rappeler qu’il les avait aidés àcréer un Soleil de la nuit.

[/ B. Traven.
Titre original : Sonnen-Schöpfung - Indianische Legende./]


[1Poncho mexicain.