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L’hémiplégie éthique : Le triste cas d’Ignacio Ramonet

mardi 20 février 2018

L’article ci-dessous a paru sur le blog cubain d’opposition au régime castriste « 14yMedio  », créé àl’origine par l’opposante Yoani Sánchez. Elle est d’ailleurs l’auteur de ce texte qui, au travers du cas précis de l’ex-directeur du « Monde diplomatique  », nous rappelle que la servilité et l’indécence de nombre d’intellectuels occidentaux, qui connurent leur apogée au temps du stalinisme triomphant, n’ont toujours pas pris fin.

Lorsqu’en 2006 fut publié l’entretien [1] entre Ignacio Ramonet et Fidel Castro, de nombreux citoyens ne manquèrent pas l’occasion de se moquer du titre. « Pourquoi lirions-nous Cent heures avec Fidel alors que nous avons passé toute notre vie avec lui ?  », pouvait-on entendre dans la rue. Mais le journaliste, lui, n’entendait rien.
Cet ouvrage, d’une telle mansuétude journalistique qu’on en vint àle qualifier d’autobiographie du Líder Máximo, ne provoqua pas seulement des moqueries. De nombreuses accusations sur une utilisation importante du « copié-collé  » pour faire passer le contenu de vieux discours comme des réponses furent avancées.
Sans avoir fourni d’explications convaincantes sur ces questions, Ramonet est revenu àla charge avec un nouveau livre [2] dont il assure la promotion cette semaine dans plusieurs universités cubaines. Cet ouvrage porte lui aussi un de ces titres qui provoquent les sourires moqueurs : L’empire de la surveillance.
Mardi dernier, le diplômé en théorie de la communication s’exprimait àl’université centrale Marta-Abreu de Las Villas pour la présentation de son livre publié aux éditions José Martí. Il s’y est livré àune violente diatribe contre le réseau de surveillance globale que les Etats-Unis ont tissé afin de rassembler des informations sur les citoyens, les groupements et les gouvernements.
Le livre souligne en particulier la complicité des entreprises qui gèrent les données des usagers pour les intégrer àcette toile d’araignée d’espionnage, d’intérêts commerciaux, de contrôle et de subordination, dont la société moderne est prisonnière et dont il est urgent de se libérer, selon l’analyste.
Jusque-là, rien ne diffère de ce que tant de cyber-activistes dénoncent àtravers la planète, mais Ramonet souffre d’hémiplégie éthique quand il s’agit d’en répartir les responsabilités et de désigner ces pays qui envahissent chaque jour davantage l’espace privé de leurs citoyens.
Le fait d’être venu dans un pays aussi orwellien que Cuba pour pointer Washington du doigt met en évidence sa position délicate dès lors qu’il s’agit d’analyser des sujets tels que le Big Data, la légalisation de la surveillance d’internet et l’accumulation de données personnelles des usagers afin de prévenir certains comportements ou vendre des produits.
L’île où la Sécurité d’Etat (Big Brother, en l’occurrence) surveille chaque détail de la vie des individus n’est pas le meilleur endroit pour évoquer les yeux indiscrets qui lisent les courriels des autres, les policiers qui supervisent chaque information circulant sur la Toile, et les données interceptées par des pouvoirs qui en usent pour soumettre des êtres humains.
Cette nation, où la « Place de la Révolution  » maintient un contrôle absolu sur l’information et n’autorise que la seule diffusion publique des discours conformes, devrait faire partie des régimes que Ramonet dénonce dans son livre, mais, chose curieuse, il y a pour ce journaliste de « mauvaises  » et de « bonnes  » surveillances, et il apparaît qu’il inclut parmi ces dernières celles auxquelles se livre le gouvernement cubain.
Dans cette université où Ramonet a présenté son livre ce mardi, une étudiante en journalisme a été expulsée il y a quelques mois en raison de ses liens avec un groupe d’opposants indépendant. L’« empire de la surveillance  » n’a pas fait les choses àmoitié et l’a virée avec la complicité de quelques étudiants soumis et de dirigeants estudiantins. Quelques jours plus tard, les cyberpoliciers qui composent cette armée du contrôle lancèrent une campagne de diffamation envers cette étudiante sur les réseaux sociaux. Afin de la dénigrer, ils se servirent d’informations recueillies dans ses courriels, ses appels téléphoniques et jusqu’àdes conversations privées. Notre Big Brother agit làsans ménagements.
Il y a quelques années, la télévision nationale diffusa le contenu de courriels privés dérobés sur le compte personnel d’une opposante. Et tout cela sans qu’un juge l’ait ordonné, sans que cette femme ait fait l’objet d’une poursuite judiciaire pour un quelconque délit ni, bien sà»r, sans qu’une demande ait été adressée àGoogle pour que cet organisme transmette le contenu desdits courriels àfin de publication.

Ignacio Ramonet ou la Voix de son maître

Ramonet ne peut ignorer que l’Entreprise de télécommunications de Cuba (Etecsa) exerce un strict filtrage des messages qu’envoient ses clients. Le monopole étatique censure des mots tels que « dictature  » ainsi que les noms des leaders de l’opposition. Bien que ces messages soient payants, ils ne parviennent jamais àdestination.
L’ex-directeur du Monde diplomatique ne s’est jamais rendu non plus dans l’une de ces zones d’accès àinternet par la wi-fi, l’une de celles que le gouvernement a créées après des années de pression citoyenne. S’il s’était rendu dans l’une d’elles, il saurait que sur cette île le modèle de « coupe-feu  » chinois a été reproduit pour censurer d’innombrables pages du web.
Ramonet sait-il qu’une grande partie des internautes cubains utilisent des proxys anonymes non seulement pour entrer dans ces pages filtrées et censurées mais aussi pour protéger leur information privée du regard indiscret de l’Etat ? A-t-il remarqué que les gens baissent la voix pour parler politique, cachent la couverture des livres interdits ou masquent l’écran de leur ordinateur quand il navigue sur un site bloqué comme par exemple « 14yMedio  » ?
S’est-il posé des questions sur l’accord entre La Havane et Moscou pour l’ouverture àCuba d’un centre, du nom de InvGuard, destiné àmettre en place un système de protection contre les attaques informatiques ? Et cela au moment où le Kremlin est accusé d’être intervenu, àtravers la Toile, dans le Brexit et jusqu’àla crise catalane en passant par les élections aux Etats-Unis.
Le lecteur ne trouvera aucune réponse àces questions dans le nouveau livre d’Ignacio Ramonet. Comme pour cette autobiographie qu’il tenta de faire passer pour un entretien, une seule question se pose pour les Cubains àpartir de son titre : « Pourquoi lire L’empire de la surveillance alors que nous passons toute notre vie sous sa domination ?  »

[/ Yoani Sánchez, 23 novembre 2017./]

[Traduit de l’espagnol par Floréal Melgar.]


[1Fidel Castro. Biographie àdeux voix ou Cent heures avec Fidel, d’Ignacio Ramonet, Ed. Fayard, 2007.

[2L’empire de la surveillance, d’Ignacio Ramonet, Galilée, 2015.