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J’ai craché sur Serge July

Décembre 1990

lundi 3 août 2015

Le 12 novembre, le directeur de Libération, Serge July, cheminait tranquillement dans la manifestation lycéenne lorsqu’un jeune homme, s’avisant de cette présence incongrue, s’approcha et, calmement, expectora un glaviot qui vint s’étaler sur la face du salonnier. « Pourquoi ?  » se récria alors July-la-Rousse. Craignant la bavure, le jeune homme s’enquit :« Dis- moi au moins ton prénom  » , « Heu ... Serge ...  » Rassuré, le jeune homme conclut : « Alors, tu dois savoir pourquoi.  », et le salonnier de bredouiller : « Mais vous êtes intolérants !  » Un autre lui répond avec bon sens : « Mais non, tu vois bien qu’on est tolérant, on t’a pas cassé la gueule.  » « Qui c’est ?  », s’enquit un lycéen. « C’est le cireur de pompes de Mitterrand.  » Et le glavioté poursuivit son chemin. Ce qui a inspiré la lettre suivante àun témoin.

Monsieur le directeur de l’organe central des cadres et sadomasochistes français,

Par ce rafraîchissant après-midi de manif, tout en suivant du regard sur ta joue le trajet du glaviot que venait de te cracher un jeune homme qui t’avait reconnu (tu étais en compagnie de Bizot et vos têtes de notables inquiets détonnaient sur la marée de visages rigolards), je songeais : « Que viens-tu faire dans cette galère ? Te donner le frisson du bourgeois qui s’encanaille ? Mais dans ta clique de clones, la vidéo suffit àl’émotion. Te grattouiller la nostalgie en évoquant ta jeunesse étouffée sous l’ordure des appétits arrivistes ? Mais les lycéens d’àprésent ne ressemblent guère aux toxicos du marxisme-léninisme que tu envoyais au casse-pipe en leur prêchant la guerre civile. A moins que, désespérant de tes maîtres d’aujourd’hui - Mitterrand qui tourne au vieux dé, goà»tant àforce d’inviter les écoliers chez lui, Barre trop nul et Rocard déjàusé - tu sois venu en rêvant de distinguer dans le flot de futurs chômeurs des têtes de gagneurs, des Bernard Tapie et des Isabelle Thomas en herbe ?  »

Dans un de ses derniers livres, Hocquenghem (il y avait un type honnête dans votre bande, et il est mort !) t’a excellemment décrit, tel que tu resteras pour les membres des générations futures intéressés par les crottes de nez de l’Histoire : tétant ton Davidoff, dans la pose d’un qui se prétend plus puissant que n’importe quel ministre ! Vantard, va ! En réalité, si tu as pu te hisser où tu es, plusieurs étages au-dessus d’un parking, c’est parce que tu as su, mieux qu’aucun autre, prendre tes ordres : ce que tu appelles « Ãªtre àl’écoute de la société civile  ». On sait bien que ta société civile s’étend de l’Elysée àMatignon. Mais pour être pris au sérieux dans ton rôle de conseiller des princes, il te faudrait produire de temps àautre une ou deux idées un peu différentes de celles qui traînent dans la tête de n’importe quel cadre.

Comme tu l’expliques dans la Tribune du commissaire de police (n°49, juin 1990), ta feuille a un « lectorat haut de gamme  », ce qui dans ton jargon, dans le leur, signifie : cadres branchés . Que la classe qui s’efforce de nous imposer un mode de vie si bien symbolisé par le chèvre chaud sur toast (nostalgie campagnarde normalisée, plus pain industriel, plus four àmicro-ondes), que cette classe de l’encadrement et de la soumission àl’économie libère son imaginaire dans des petites annonces où s’étalent les niaiseries du roman-photo en guise de sentiments et les stéréotypes fastidieux de la servitude comme seules sensations, aurait dà» depuis le temps déclencher la fonction « interprétation  » de ton logiciel. Mais comment le pourrais-tu, toi qui ne jouis jamais tant qu’au moment où tu fais claquer ton martinet pour annoncer àton troupeau rédactionnel que tel ou tel mot a désormais tel sens ? Voilàbien le seul terrain où tes maîtres te laissent du pouvoir : les mots des cadres. Continue donc de causer « look  » et « culture d’entreprise  ». Mais quand surgit un mouvement social, prudence et discrétion : tes programmeurs pourraient remarquer la faiblesse de tes performances.

Tandis que tu t’essuyais en protestant faiblement, je songeais que décidément tu avais de la chance. Tu es la vitrine du bric-à-brac idéologique de vingt ans de triomphe du fric-flic. Et tu sais ce qu’on leur fait en ce moment, aux vitrines ?

Antonin Lacloche.
Extrait de Mordicus, n°1, décembre 1990.