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Italie : Oui, Feu aux CIE

lundi 10 février 2014

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Il y a quelques années, une petite partie du mouvement – varié et contradictoire – qui se battait contre ce que l’on appelait alors « Centre de permanence temporaire  » proposa un slogan : « feu aux CPT  ». À ce moment-là, et les compagnons de l’époque s’en rappelleront, même dans les milieux les plus radicaux nous en utilisions un plus générique « fermeture des centres  » ou « fermeture des lager  ». Était-ce une question de détail, ou, pire encore un témoignage supplémentaire de ce langage plein d’emphase, fatiguant et dogmatique qui tant de fois prend racine dans les environnement de lutte ? Il nous semble que non, ce d’autant plus avec du recul.

Il était alors question de souligner que la fermeture des centres pour sans-papiers ne devrait pas s’obtenir par la demande – faite avec plus ou moins de vigueur, peu importe – àceux qui les avaient ouverts de revenir sur leurs pas : mais par une lutte essentiellement « Â destructrice  ». Une lutte qui aurait pu voir lutter ensemble les prisonniers et les solidaires de dehors – et quand bien même pas toujours au même moment et quasiment toujours séparés par un mur. Vu que l’on « ferme  » même par décret nous voulions éviter cette équivoque, et les expressions comme « feu à » ou « détruisons  » faisaient notre affaire.

Telle presque toutes les luttes de type « Â destructeur  », la lutte contre les CPT aurait évidemment dà» être informative et dénonciatrice àcertains moments, elle aurait dà» produire de la documentation, des contacts, et tenter de s’associer àd’autres parties de l’immense ville des exclus. Mais au centre de l’attention et des efforts devait rester le moment destructeur. Non en vertu de recettes abstraites et toujours valables, mais parce qu’il était déjàpossible de penser que les structures comme les CPT pouvaient être fermées, réellement et dans des temps non bibliques, avec la force des luttes qui se seraient déroulées àl’intérieur ou autour. On pensait notamment qu’appuyer sur la pédale de la destruction ne soit pas seulement juste d’un point de vue éthique (ce qui n’est pas peu), mais puisse même être efficace. Ces deux aspects ne vont pas toujours ensemble : même si les murs des prisons s’effritent, par exemple, il n’est pas possible de penser àla fermeture des prisons sinon avec pour moyen une révolution sociale. De plus il est beaucoup plus difficile de s’échapper ou d’organiser une émeute dans les prisons et donc si d’un côté il n’y a toujours pas de sens àdemander la « Â fermeture des prisons  » àceux qui les ont construites, de l’autre il est assez normal que des luttes de détenus se déclinent principalement dans un sens revendicatif autour des conditions de vie àl’intérieur, tandis que pour les sans-papiers le moment revendicatif, s’il existe, est davantage une bonne opportunité àsaisir pour tenter de s’évader tout comme pour faire des émeutes.

Cette attention portée sur le moment destructeur était importante aussi parce qu’un bon morceau du mouvement qui se battait alors à l’extérieur contre les centres posait la question àl’envers, attendant des « réponses  » làd’où elles ne viendraient jamais. Rappelez vous quand Vendola, le néo-gouverneur des Pouilles, disait « nous étions 30000, aujourd’hui nous sommes 13 Régions  » àsa conférence citoyenne anti-CPT, liant pieds et mains au mouvement contre les centres (dans ce cas les 30000 personnes qui défilaient àTurin en novembre 2002). Aujourd’hui cela peut sembler inouï mais àcette époque il y avait ceux qui avaient espoir en Mercedes Bresso ou, quelques temps après, en Paolo Ferrero – qui est entré dans le gouvernement Prodi affirmant vouloir fermer les CPT et qui achèvera sa carrière de ministre en doublant la capacité de Corso Brunelleschi (CIE de Turin). Peu, même de bonne foi, survivront àcette intoxication institutionnelle et l’essentiel du mouvement n’y échappera pas non plus, finissant en état d’hibernation durant toute la période peu propice des gouvernements plus ou moins amis. Juste pour ne pas rien apprendre du passé, maintenant il en y a qui font de l’œil àKyenge (ministre pour l’Intégration du gouvernement Letta depuis 2013, ndt), même si elle a déjàdéclaré qu’elle ne peut rien faire pour une loi pour la fermeture des CIE. (Le fait que sur un thème comme celui des centres, que désormais quasiment tous définissent lager, on joue àse montrer mutuellement du doigt à propos des compétences singulières des ministres est une chose obscène qui en dit long sur notre Cécile (Kyenge, sic, ndt). Mais ceci est une autre histoire). [1]

La GTT (transports publics) complice des expulsions. Chaque jour dans les trams de la villes, les contrôleurs te filent une amende car tu n’as pas ton billet. Si tu es clandestin l’amende c’est pas assez : l’hospitalité d’un lager nommé centre de permanence temporaire, la prison, l’expulsion t’attendent. “Pour ne pas être complice fais un croche pied au controleur.†Solidarité avec les immigrés en lutte. Feu aux CPT

Si nous revenons ànotre époque, nous voyons bien àquel point ce slogan était adéquat ; il ne se passe pas une semaine sans que les centres en Italie ne soient ébranlés en grande partie grâce aux capacités destructrices des retenus qui ont fait sortir les « Â feux des révoltes  » des métaphores un poil banales de nos tracts. Les CIE, dans leur complexité, sont ingouvernables, et c’est justement cette ingouvernabilité manifeste qui déclenche cette petite guerre intestine entre gouvernements, gestionnaires et appareils de propagande àlaquelle nous avons assisté le mois dernier juste après la publication de la fameuse vidéo de Lampedusa. Dans l’histoire infâme des centres pour sans-papiers, tous ont quelque chose àcacher, tous ont intérêt àdécharger sur le voisin la responsabilité du désastre et tous cherchent, en revanche, àse garantir leur part du futur gâteau (s’il y a, dans un futur proche, un gâteau àse répartir). Même Mauro Maurino, le grand chef d’un des groupes de coopératives d’affaires qui a le plus investit dans les CIE (Connecting People, ndt) qui depuis des années a caché systématiquement les violences des policiers àGradisca, qui a tant fait, proposé et élaboré pour que le système survive de quelque manière, qualifie àprésent partout et ouvertement les CIE « Â d’institutions carcérales  » et parle « Â d’un échec de l’Etat  » ; et la Croix Rouge –retranchée depuis des années derrière une « Â impartialité  » qui àl’intérieur des centres ne veut dire rien d’autre que complicité active avec les tortionnaires– feint aujourd’hui de se mobiliser face aux expulsions et désire de futurs « Â centres d’accueil  ». Les journalistes plongés, quant àeux, dans le bordel du mois dernier se sont mis àdécrire les conditions de vie dans les CIE ; et ce n’est pas qu’en décembre les conditions furent pires qu’avant, ou qu’avant on n’en savait rien, ni que les sources faisant autorité ou la documentation faisaient défaut. Seulement avant, la consigne était de rester muet, ou de mystifier ouvertement, ou de minimiser : et les journalistes, quelques rarissimes exceptions mises àpart, sont de nature diligente et obséquieuse.

Mais l’histoire qui donne une meilleure idée de la façon dont les révoltes des retenus ont mis en crise tous ceux qui gravitent autour des CIE, est la fameuse affaire de SÅ“ur Lidia, dont on a tant parlé en ville. Mais comment se fait-il qu’une sÅ“ur qui depuis des années entre et sort du centre et qui en est toujours sortie muette, maintenant sort et invoque la fermeture du centre ? Elle recommandait la patience et la soumission et elle les recommande toujours ; les révoltes ne lui plaisaient pas, et lui plaisent encore moins maintenant, comme nous ne lui plaisons pas, nous qui sommes toujours làdehors àajouter notre petit poids solidaire àla lutte de ceux àl’intérieur. Mais elle, elle a vu de ses propres yeux et en direct ce que nous avons toujours seulement entendu raconter, au téléphone ou par des gens qui sortaient. Nous l’avons raconté aux quatre vents, elle, elle ne l’a jamais fait avant l’autre jour. « Â j’ai déjàdénoncé, j’ai fait mon devoir  » a-t-elle répondu dans sa fameuse interview le mois passé quand le journaliste lui demandait si elle avait déjàassisté àdes épisodes « Â graves  » comme celui de la vidéo de Lampedusa. Qu’est ce que cela veut dire « Â j’ai déjàdénoncé  » ? On ne parle pas de plaintes pénales, parce qu’en aurait découlé des procès et cela se serait su, et même pas de dénonciation ૠ l’opinion publique  ». « Â Faire son devoir  », pour quelqu’un comme elle ne peut vouloir dire rien d’autre que signaler les épisodes les plus déplaisants aux hautes sphères (le chef du bureau de l’immigration, le préfet ou peut-être l’évêque, nous ne pouvons pas savoir) de manière àgénérer quelques réprimandes envers les flics et les soldats sans faire trop de boucan ; laver le linge sale en famille, comme on dit. Le même style, du reste, que celui avec lequel l’Eglise a prétendu gérer durant des années le « Â scandale  » des prêtres violeurs de mômes : dans le silence absolu pour ne pas perturber le bon fonctionnement de l’institution.

Qu’est ce qui a changé depuis ? Pourquoi même quelqu’un comme soeur Lidia se met maintenant àparler ? Ce qui a changé c’est que désormais il est clair pour tous que les révoltes des retenus ont ouvert des failles que l’État, ni maintenant ni jamais, ne réussit àréparer, et quand le bateau prend l’eau, les rats –qu’ils soient sÅ“urs, gris fonctionnaires, humanitaires ou affairistes rampants du social– quittent le navire.

Feu aux Cie, donc. Ce slogan, qui a déjàfait l’objet d’une affaire judiciaire par l’immanquable Paladino (procureur àTurin, ndt) il y a quelques années, est considéré aujourd’hui par certains comme la cause première de la décadence rapide de Corso Brunelleschi et avec lui de tous les centres italiens. Dans une interview récente, le secrétaire du Syndicat Autonome de la Police, Massimo Montebove, a déclaré que « Â les activistes de la mouvance anarchiste développent une propagande efficace avec le but d’inciter les hôtes àdétruire les centres, sans attendre de réformes par une loi discutée depuis des années. Le slogan « Â feu aux CIE  », devient, voire est une réalité  ». Trop aimable ! S’il suffisait de slogans bien pensés et de propagande pour faire se rebeller les gens, la révolution sociale serait bel et bien en marche, et les problèmes éliminés àcoups de marketing ; de plus, ce n’est pas le but des anarchistes de dire aux gens ce qu’ils doivent faire et quand, surtout quand ces gens sont enfermés dans des cages et encerclés d’hommes armés. Ce qui transforme nos slogans en réalité, c’est en premier lieu l’énorme sentiment d’injustice provoqué par une détention que tous ressentent comme incompréhensible avant même d’être injuste, et ensuite les conditions de vie dans les centres et la conscience qu’il suffit d’escalader un mur pour être libre. Tellement que beaucoup des centres donnés systématiquement aux flammes ces dernières années demeurent éloignés de la propagande de qui que ce soit.

Feu aux CIE. Liberté pour tous les harragas ! Bruler les frontieres et qui les contrôlent

Attention. Même si depuis des années nous insistons pour écrire sur les murs notre « Â feu aux CIE  », nous savons très bien que le jour où finalement les CIE fermeront n’adviendra pas lorsque la dernière chambre du dernier CIE encore en fonctionnement fermera, brà»lée par le feu de la dernière révolte, contraignant le gouvernement àadmettre sa défaite. Ce serait beau, certainement, et clair surtout. Beaucoup plus prosaïquement, les révoltes, les évasions, les dégâts ou même –nous l’espérons– la force pratique et la détermination du mouvement dehors contraindront le gouvernement àfermer les dernières structures encore sur pieds ; et surtout, ce futur Gouvernement-qui-fermera-les-cie ne le fera pas en admettant en bloc sa défaite assumant les responsabilités du passé : quelqu’un dira « Â moi j’y suis pour rien  », d’autres ’#c’est ceux qui étaient làavant qui se sont trompés  » ou « Â je le disais depuis des années qu’il fallait changer  », d’autres encore parmi les ministres se garderont le mérite de la « Â fermeture des lager  ». Sans parler de ce qui pourrait se dérouler au Parlement ou dans les journaux, avec des avis éclairés pour ou contre la fermeture des centres –comme si le gouvernement eut pu faire un choix et n’eut pas été mis, concrètement, au pied du mur de l’ingouvernabilité des centres. Il y aura sà»rement des personnes qui se feront duper par ces saynètes, mais pour nous il restera clair que c’est le feu des révoltes –et pas dans le sens métaphorique– qui a lancé la déflagration. En conséquence nous ne nous laissons pas impressionner par les personnages plus ou moins présentables qui, ayant senti le vent tourner depuis leurs palais, se sont choisi un côté ou l’autre pour s’attribuer les mérites du changement qui arrive et transforme les conquêtes futures, s’il y en a, en de gracieuses concessions. Et ce qu’il s’agisse de Grimaldi et des siens qui demain présenteront une motion anti-CIE au conseil de la ville àTurin, où de Luigi Nieri, le vice-maire de la capitale, ou encore de Khalik Chaouki, le député protagoniste du can-can médiatique du mois dernier. (il est allé dormir àLampedusa, ndt)

Mais, émeute après émeute, incendie après incendie, la barque obscène des centres pour sans-papiers prend-elle vraiment l’eau ? Cette fois est-ce la bonne ? Probablement oui. Mais le risque qu’il y a, immédiat et caché au coin de la rue, est que, plutôt que s’en créent d’autres, (où le temps d’enfermement serait plus court, où les gestionnaires trop salis seraient évincés et où l’on éviterait le CIE àceux qui pourraient finir en CARA – centres de demandeurs d’asile, ndt), où les CIE soient troqués, grâce àune transformation substancielle de ce qu’il en reste, contre de véritables petites prisons. Après les CPT et les CIE, simplement une nouvelle forme et un nouveau nom dans l’histoire infâme de la détention administrative en Italie, se développant de pair avec les dispositifs de contrôle eux-mêmes délégués aux gouvernements de l’autre rive de la Méditerranée. C’est ce qu’il nous a semblé comprendre non seulement dans les déclarations de Noë l de Letta (président du conseil italien, ndt), mais aussi de ce que nous savons des projets de restructuration de Trapani-Milo et des raisonnements faits àhaute voix ces dernières semaines par les institutions gestionnaires, qui espèrent encore avoir leur part du gâteau futur ; et aussi de l’ambiguïté volontaire de toutes les parties qui se sont exprimées sur le sujet ce mois-ci, et qui ont continuellement confondu la fermeture des CIE, leur dépassement, et la révision complète du « Â système d’accueil  ». Confusion intéressée vu que le problème est la détention administrative, et la détention administrative est ou n’est pas, ne peut être dépassée et n’a rien àvoir avec aucune forme « Â d’accueil  ». Si l’on retient de devoir fermer les CIE parce que la détention administrative est le problème, l’alternative aux CIE est simplement… la liberté, et tout discours plus détaillé doit nous paraître suspect.

En somme, de toute leur histoire les centres n’ont probablement jamais été aussi proches de la fermeture qu’aujourd’hui. Mais il y a le risque que de leurs cendres naisse quelque chose de très similaire et nullement meilleur. Ce qui adviendra dépendra avant tout de la force que sauront maintenir dans les mois qui viennent ces luttes destructrices qui, sans attendre rien de personne, ont déterminé la crise des CIE et mis dans la confusion le monde d’affairistes gluants qui tournent autour d’eux. Encore une fois, alors, c’est l’occasion de dire : « Â feu aux CIE  ».

[Traduit de l’italien de Macerie par SansPapiersNiFrontières.]


[1Ndt : « je n’ai pas changé d’idée. Mes opinions sont connues (Kyenge s’est battue depuis longtemps pour la fermeture des CIE et pour une nouvelle loi sur l’immigration, ndlr) et mon parcours politique et militant aussi. Comme ministre j’ai cependant une marge d’action limitée et àl’intérieur de ces limites je peux agir et j’agis. Parmi ceux qui me demandent de forcer ces limites certains sont de bonne foi, mais ils ne connaissent pas les compétences de mon ministère et confondent Intégration avec Immigration. Les autres non, ils ne sont pas de bonne foi.  » Propos de Cécile Kyenge rapportés par la presse)