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Eh ! Croule donc, société ! Meurs donc, vieux monde !

Par Joris-Karl Huysmans (1884)

lundi 23 octobre 2017

Puis, la noblesse décomposée était morte ; l’aristocratie avait versé dans l’imbécillité ou dans l’ordure ! Elle s’éteignait dans le gâtisme de ses descendants dont les facultés baissaient àchaque génération et aboutissaient àdes instincts de gorilles fermentés dans des crânes de palefreniers et de jockeys, ou bien encore, ainsi que les Choiseul-Praslin, les Polignac, les Chevreuse, elle roulait dans la boue de procès qui la rendaient égale en turpitude aux autres classes.

Les hôtels mêmes, les écussons séculaires, la tenue héraldique, le maintien pompeux de cette antique caste avaient disparu. Les terres ne rapportant plus, elles avaient été avec les châteaux mises àl’encan, car l’or manquait pour acheter les maléfices vénériens aux descendants hébétés des vieilles races !

Les moins scrupuleux, les moins obtus, jetaient toute vergogne àbas ; ils trempaient dans des gabegies, vannaient la bourbe des affaires, comparaissaient, ainsi que de vulgaires filous, en cour d’assises, et ils servaient àrehausser un peu la justice humaine qui, ne pouvant se dispenser toujours d’être partiale, finissait par les nommer bibliothécaires dans les maisons de force.

Cette âpreté de gain, ce prurit de lucre, s’étaient aussi répercutés dans cette autre classe qui s’était constamment étayée sur la noblesse, dans le clergé. Maintenant on apercevait, aux quatrièmes pages des journaux, des annonces de cors aux pieds guéris par un prêtre. Les monastères s’étaient métamorphosés en des usines d’apothicaires et de liquoristes. Ils vendaient des recettes ou fabriquaient eux-mêmes : l’ordre de Cîteaux, du chocolat, de la trappistine, de la semouline et de l’alcoolature d’arnica ; les ff. maristes du biphosphate de chaux médicinal et de l’eau d’arquebuse ; les jacobins de l’élixir antiapoplectique ; les disciples de saint Benoît, de la bénédictine ; les religieux de saint Bruno, de la chartreuse.

Le négoce avait envahi les cloîtres où, en guise d’antiphonaires, les grands livres de commerce posaient sur des lutrins. De même qu’une lèpre, l’avidité du siècle ravageait l’Église, courbait des moines sur des inventaires et des factures, transformait les supérieurs en des confiseurs et des médicastres, les frères lais et les convers, en de vulgaires emballeurs et de bas potards.

Et cependant, malgré tout, il n’y avait encore que les ecclésiastiques parmi lesquels des Esseintes pouvait espérer des relations appariées jusqu’àun certain point avec ses goà»ts ; dans la société de chanoines généralement doctes et bien élevés, il aurait pu passer quelques soirées affables et douillettes ; mais encore eà»t-il fallu qu’il partageât leurs croyances, qu’il ne flottât point entre des idées sceptiques et des élans de conviction qui remontaient de temps àautre, sur l’eau, soutenus par les souvenirs de son enfance.

Il eà»t fallu avoir des opinions identiques, ne pas admettre, et il le faisait volontiers dans ses moments d’ardeur, un catholicisme salé d’un peu de magie, comme sous Henri III, et d’un peu de sadisme, comme àla fin du dernier siècle. Ce cléricalisme spécial, ce mysticisme dépravé et artistement pervers vers lequel il s’acheminait, àcertaines heures, ne pouvait même être discuté avec un prêtre qui ne l’eà»t pas compris ou l’eà»t aussitôt banni avec horreur.

Pour la vingtième fois, cet irrésoluble problème l’agitait. Il eà»t voulu que cet état de suspicion dans lequel il s’était vainement débattu, àFontenay, prît fin ; maintenant qu’il devait faire peau neuve, il eà»t voulu se forcer àposséder la foi, àse l’incruster dès qu’il la tiendrait, àse la visser par des crampons dans l’âme, àla mettre enfin àl’abri de toutes ces réflexions qui l’ébranlent et qui la déracinent ; mais plus il la souhaitait et moins la vacance de son esprit se comblait, plus la visitation du Christ tardait àvenir. À mesure même que sa faim religieuse s’augmentait, àmesure qu’il appelait de toutes ses forces, comme une rançon pour l’avenir, comme un subside pour sa vie nouvelle, cette foi qui se laissait voir, mais dont la distance àfranchir l’épouvantait, des idées se pressaient dans son esprit toujours en ignition, repoussant sa volonté mal assise, rejetant par des motifs de bon sens, par des preuves de mathématique, les mystères et les dogmes !

Il faudrait pouvoir s’empêcher de discuter avec soi-même, se dit-il douloureusement ; il faudrait pouvoir fermer les yeux, se laisser emporter par ce courant, oublier ces maudites découvertes qui ont détruit l’édifice religieux, du haut en bas, depuis deux siècles.

Et encore, soupira-t-il, ce ne sont ni les physiologistes ni les incrédules qui démolissent le catholicisme, ce sont les prêtres, eux-mêmes, dont les maladroits ouvrages extirperaient les convictions les plus tenaces.

Dans la bibliothèque dominicaine, un docteur en théologie, un frère prêcheur, le R.P. Rouard de Card, ne s’était-il pas trouvé qui, àl’aide d’une brochure intitulée : « De la falsification des substances sacramentelles  » avait péremptoirement démontré que la majeure partie des messes n’était pas valide, par ce motif que les matières servant au culte étaient sophistiquées par des commerçants.

Depuis des années, les huiles saintes étaient adultérées par de la graisse de volaille ; la cire, par des os calcinés ; l’encens, par de la vulgaire résine et du vieux benjoin. Mais ce qui était pis, c’était que les substances, indispensables au saint sacrifice, les deux substances sans lesquelles aucune oblation n’est possible, avaient, elles aussi, été dénaturées : le vin, par de multiples coupages, par d’illicites introductions de bois de Fernambouc, de baies d’hièble, d’alcool, d’alun, de salicylate, de litharge ; le pain, ce pain de l’Eucharistie qui doit être pétri avec la fine fleur des froments, par de la farine de haricots, de la potasse et de la terre de pipe !

Maintenant enfin, l’on était allé plus loin ; l’on avait osé supprimer complètement le blé et d’éhontés marchands fabriquaient presque toutes les hosties avec de la fécule de pomme de terre !

Or, Dieu se refusait àdescendre dans la fécule. C’était un fait indéniable, sà»r ; dans le second tome de sa théologie morale, S.E. le cardinal Gousset, avait, lui aussi, longuement traité cette question de la fraude au point de vue divin ; et, suivant l’incontestable autorité de ce maître, l’on ne pouvait consacrer le pain composé de farine d’avoine, de blé sarrasin, ou d’orge, et si le cas demeurait au moins douteux pour le pain de seigle, il ne pouvait soutenir aucune discussion, prêter àaucun litige, quand il s’agissait d’une fécule qui, selon l’expression ecclésiastique, n’était, àaucun titre, matière compétente du sacrement.

Par suite de la manipulation rapide de la fécule et de la belle apparence que présentaient les pains azymes créés avec cette matière, cette indigne fourberie s’était tellement propagée que le mystère de la transsubstantiation n’existait presque jamais plus et que les prêtres et les fidèles communiaient, sans le savoir, avec des espèces neutres.

Ah ! le temps était loin où Radegonde, reine de France, préparait elle-même le pain destiné aux autels, le temps où, d’après les coutumes de Cluny, trois prêtres ou trois diacres, àjeun, vêtus de l’aube et de l’amict, se lavaient le visage et les doigts, triaient le froment, grain àgrain, l’écrasaient sous la meule, pétrissaient la pâte dans une eau froide et pure et la cuisaient eux-mêmes sur un feu clair, en chantant des psaumes !

Tout cela n’empêche, se dit des Esseintes, que cette perspective d’être constamment dupe, même àla sainte table, n’est point faite pour enraciner des croyances déjàdébiles ; puis, comment admettre cette omnipotence qu’arrêtent une pincée de fécule et un soupçon d’alcool ?

Ces réflexions assombrirent encore l’aspect de sa vie future, rendirent son horizon plus menaçant et plus noir.

Décidément, il ne lui restait aucune rade, aucune berge. Qu’allait-il devenir dans ce Paris où il n’avait ni famille ni amis ? Aucun lien ne l’attachait plus àce faubourg Saint-Germain qui chevrotait de vieillesse, s’écaillait en une poussière de désuétude, gisait dans une société nouvelle comme une écale décrépite et vide ! Et quel point de contact pouvait-il exister entre lui et cette classe bourgeoise qui avait peu àpeu monté, profitant de tous les désastres pour s’enrichir, suscitant toutes les catastrophes pour imposer le respect de ses attentats et de ses vols ?

Après l’aristocratie de la naissance, c’était maintenant l’aristocratie de l’argent ; c’était le califat des comptoirs, le despotisme de la rue du Sentier, la tyrannie du commerce aux idées vénales et étroites, aux instincts vaniteux et fourbes.

Plus scélérate, plus vile que la noblesse dépouillée et que le clergé déchu, la bourgeoisie leur empruntait leur ostentation frivole, leur jactance caduque, qu’elle dégradait par son manque de savoir-vivre, leur volait leurs défauts qu’elle convertissait en d’hypocrites vices ; et, autoritaire et sournoise, basse et couarde, elle mitraillait sans pitié son éternelle et nécessaire dupe, la populace, qu’elle avait elle-même démuselée et apostée pour sauter àla gorge des vieilles castes !

Maintenant, c’était un fait acquis.Une fois sa besogne terminée, la plèbe avait été, par mesure d’hygiène, saignée àblanc ; le bourgeois, rassuré, trônait, jovial, de par la force de son argent et la contagion de sa sottise. Le résultat de son avènement avait été l’écrasement de toute intelligence, la négation de toute probité, la mort de tout art, et, en effet, les artistes avilis s’étaient agenouillés, et ils mangeaient, ardemment, de baisers les pieds fétides des hauts maquignons et des bas satrapes dont les aumônes les faisaient vivre !

C’était, en peinture, un déluge de niaiseries molles ; en littérature, une intempérence de style plat et d’idées lâches, car il lui fallait de l’honnêteté au tripoteur d’affaires, de la vertu au flibustier qui pourchassait une dot pour son fils et refusait de payer celle de sa fille ; de l’amour chaste au voltairien qui accusait le clergé de viols, et s’en allait renifler hypocritement, bêtement, sans dépravation réelle d’art, dans les chambres troubles, l’eau grasse des cuvettes et le poivre tiède des jupes sales !

C’était le grand bagne de l’Amérique transporté sur notre continent ; c’était enfin, l’immense, la profonde, l’incommensurable goujaterie du financier et du parvenu, rayonnant, tel qu’un abject soleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, àplat ventre, d’impurs cantiques devant le tabernacle impie des banques !

Eh ! croule donc, société ! meurs donc, vieux monde ! s’écria des Esseintes, indigné par l’ignominie du spectacle qu’il évoquait ; ce cri rompit le cauchemar qui l’opprimait.

[/ Joris-Karl Huysmans. /]

[Extrait de À rebours, 1884].