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Dialogue sur la nécessité de la Révolution

Par Bernard Lazare (1896)

jeudi 10 mai 2012

Le Bourgeois. — Et vous croyez àla Révolution ?

Moi. — J’y crois ; comme vous, d’ailleurs.

Le Bourgeois. — Moi, vous voulez rire ! Est-ce qu’une révolution est possible, au temps où nous vivons. La force armée, la sagesse des prolétaires résolus àobtenir légalement l’amélioration de leur sort, la volonté bien arrêtée du parti républicain, qui a déjàtant fait pour l’ouvrier, de marcher résolument dans la voie des réformes sociales. Tout cela n’est-il pas une garantie pour vous ?

Moi. — Pas plus pour moi que pour vous. Je connais vos raisonnements, je sais combien vous vous voudriez y croire. Vous êtes semblable aux malades qui supputent les chances d’échapper àla maladie et calment leur peur en entretenant des espérances. Vous aurez beau faire, vous n’éviterez pas une révolution.

Le Bourgeois. — Mais pourquoi ?

Moi. — Parce que c’est l’issue fatale, et que dans les sociétés contemporaines tout y mène, tout y pousse, tout y conduit. Vous, bourgeois, actionnaire de grand magasin, de grande compagnie, vous en êtes un des acteurs, tout comme l’ouvrier syndiqué, comme les sans-travail dont le nombre croît àmesure que vos rangs de possesseur s’éclaircissent. L’heure est telle que, désormais, le capital, comme le travail, sont des agents de révolution.

Le Bourgeois. — N’estimez-vous pas que des réformes intelligentes puissent arrêter le mouvement ?

Moi. — Qu’appelez-vous réformes ? Qu’appelez-vous réformes intelligentes ? Ce sont des mots que des ministres prononcent dans des banquets. Pensez-vous, sérieusement, que de nouvelles lois fiscales, l’impôt progressif, un nouveau mode de taxation des héritages, des lois de retraite assurant àl’ouvrier fourbu cent francs par an — maximum — quand il aura atteint soixante-dix ans ; pensez-vous que cela pourrait enrayer notre marche ? Vous êtes des imprudents ! Vous avouez que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Par cet aveu, vous justifiez tout, car tout le monde n’est pas obligé d’accepter votre conception du mieux. Comme vous seriez plus forts si vous affirmiez que les relations du capital et du travail sont justes, bonnes, et qu’il ne peut en exister d’autres. Vous reconnaissez au contraire qu’on peut concevoir d’autres rapports entre ces deux puissances, et vous espérez vous sauver, en maintenant la subordination du travail au capital. J’ai grand pitié de vous.

Le Bourgeois. — Nous ne sommes pas morts encore.

Moi. — Non, mais vous êtes malades, et, ce qui aggrave votre cas, c’est que vous n’ignorez pas votre maladie. Chaque matin, en vous levant, vous regardez les progrès de votre jaunisse, et vous êtes impuissants àla guérir.

Le Bourgeois. — Nous tenez-vous pour des hommes incapables de nous défendre ?

Moi. — Non, certes, vous nous avez donné quelques satisfaisants exemples de férocité. Seulement — voyez combien ce que je dis est vrai — le jour où vous vous défendrez, vous donnerez le signal de la Révolution ; et si vous ne vous défendez pas, c’est la Révolution qui viendra vous éveiller. Vous êtes dans une impasse effroyable ? Si vous cédez quelques avantages aux misérables, vous reconnaissez la légitimité de leurs revendications et vous les encouragez àles pousser àl’extrême ; si vous n’accordez rien, vous légitimez toutes les exigences et tous les événements. Si vous louvoyez, vous vous trouverez aux prises avec d’autres difficultés.

Le Bourgeois. — Ne serons-nous donc pas soutenus ?

Moi. — Si, certes ! Vous avez encore de vieilles forteresses, l’armée, la magistrature, l’administration, mais tout cela s’effondre si vite àcertaines heures ; vous avez des machines qui ont l’air de marcher et elles s’arrêteront cependant toutes seules. Le jour où le travailleur cessera de se battre avec des boulettes de papier, le jour où il cessera d’envoyer dans les Parlements des amuseurs et des temporisateurs, le jour où il dira àceux-làmêmes qui ont la prétention de le représenter : tout ou rien, ce jour-làvous serez en danger.

Le Bourgeois. — Nous émigrerons.

Moi. — Non, car la Révolution sera àCoblentz aussi. C’est làce qu’il y a de grave : le Révolution sociale sera européenne. Une révolution politique se localise, une révolution économique devient générale.

Le Bourgeois. — Vous êtes pessimiste.

Moi. — Pessimiste pour vous, assurément, mais optimiste pour les autres.

Le Bourgeois. — Allons, allons, nous aurons toujours notre bonne armée.

Moi. — Vous ne l’aurez pas toujours.

Le Bourgeois. — Pourquoi ?

Moi. — Parce que ce que vous appelez l’état de paix armée ne peut durer indéfiniment, et quelle que soit la solution que vous trouviez àce problème, la révolution est inévitable. Si vous persistez àconserver les armées permanentes, c’est la banqueroute et la révolution ; si vous faites une guerre, c’est la révolution dans le pays vaincu, et elle se propagera atteignant le pays vainqueur, àmoins que, dès la déclaration de guerre, les prolétaires des deux nations répondent par la grève générale, ou détruisent des deux côtés les lignes de chemin de fer, et c’est encore la révolution. Si vous licenciez les armées permanentes, vous libérerez immédiatement quelques centaines de mille hommes, ouvriers ; vous augmentez fatalement ainsi la masse, toujours croissante, des sans-travail, mais vous l’accroissez d’une façon telle et si soudainement, vous aggravez si brusquement la misère totale, vous amenez si imprudemment une baisse générale des salaires — car vous voudrez profiter de l’excès des bras — que c’est encore la Révolution.

Le Bourgeois. — Vous me désespérez ! Dites-moi donc ce qu’il faut faire.

Moi. — Faites la Révolution avec nous.

Bernard Lazare,
Almanach socialiste illustré pour 1896.