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Demande officielle pour obtenir d’être sur toutes les listes noires

Par Armand Robin (novembre 1946)

mardi 30 août 2016

C’est, semble-t-il, àla demande expresse d’Aragon – et, semble-t-il encore, vivement encouragé par Elsa Triolet qui vouait àRobin une haine tenace depuis ses traductions de Maïakovski – que son nom fut annexé – deux mois après tous les autres et sur un addenda où il figurait seul – àla liste noire établie par le Comité national des écrivains (CNE) pour jeter l’opprobre sur les écrivains collaborateurs. En ces temps de construction du mythe « résistancialiste  », ce geste valait excommunication. Aux dires de Robin, l’acharnement d’Aragon àson égard suscita quelques critiques, au sein du CNE, particulièrement de la part d’Eluard, qui lui fit personnellement connaître son opposition àcette inscription. Refusant d’entrer dans une stratégie de défense, que lui conseillèrent certains de ses amis, sà»rs qu’il était en mesure d’apporter suffisamment de témoignage pour laver l’affront, Robin s’efforça d’aggraver son cas en réitérant, àdiverses reprises, son désir de demeurer couché sur cette liste d’infamie, et sur toutes les listes du même type àvenir. (introduction d’À contretemps n° 30, avril 2008)

Messieurs les officiels commis àla poésie, ayant appris par Le Littéraire l’existence surprenante de votre Comité d’Épuration pour les Lettres, je viens vous demander de prendre une sanction contre moi.

Je vous la demande au nom de l’antifascisme absolu et des idées réellement d’extrême gauche ; vous n’êtes pas sans savoir que telle fut, telle est, telle restera mon attitude ; or une telle attitude, Messieurs, est indésirable et doit être honnie de quiconque tient àl’honneur et surtout au calme de nos Lettres françaises.

Les poétereaux bourgeois autorisés par l’État vous ont montré la voie. Ils m’ont banni de leur compagnie, que je fuyais ; ils m’ont exclu du monde de la vanité et des intérêts, ce que justement je cherchais ; ils m’ont désigné au mépris et aux railleries de ceux qui se mettent du côté des puissants, ce que justement je désirais. Ils ont eu raison : venant des travailleurs et m’obstinant, malgré les réactionnaires « communistes  » àvivre parmi les travailleurs, refusant de faire le beau dans les salons, les cafés littéraires, les antichambres où il est de bon ton qu’un écrivain soit lâche, j’ai osé, scandale des scandales, être poète ! Où irions-nous, proclament par toute la ville les littérateurs àgages dits « poètes engagés  », si paraissait en ces temps de famine, de massacres et de terreurs absurdes, un poète qui tient àparler pour toutes les victimes ?

J’espère, Messieurs, que je n’aurai pas besoin d’insister longuement auprès de vous pour m’assurer l’honneur de vos foudres. Vos foudres manquent encore àma collection de foudres. J’ai lu la liste de vos premières victimes, reproduite par la presse docile dite « presse de la Résistance  ». Il s’agit de littérateurs pour qui mon cÅ“ur n’avait jamais battu et qui certainement me détestaient ; vous avouerai-je que maintenant je me sens du penchant pour eux ? J’ai l’esprit si malencontreusement formé que je préfère les persécutés àleurs persécuteurs ; même vous, si un jour vous étiez persécutés, avec quelle joie enfin je vous estimerais !

Oserai-je ajouter que j’ai longuement cherché en quoi, moralement et intellectuellement, vous différiez de ceux que vous frappiez ; je n’ai trouvé que ceci : vous avez moins de talent qu’eux, mais vous avez l’avantage d’oser leur faire ce que jamais ils ne vous auraient fait. La littérature française, grâce àvous et àvos semblables, prend un chemin fort étrange qui ne passe guère par le Paris de ces indésirables que furent, par exemple, Rimbaud et Verlaine.

Il est àprévoir que d’autres variétés de méchants poètes, s’appuyant sur les tyrans du jour, établiront d’autres listes de proscription ; tout en maudissant ce curieux siècle, je prends pour toute ma vie la seule décision qui soit en harmonie avec lui : je me porte candidat d’avance pour toutes les listes noires.

Une liste noire où je ne serais pas m’offenserait.

Armand Robin,
In Le Libertaire, 29 novembre 1946.