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Car tout ce qui vit doit gicler !
La hideur mutilante de l’architecture carcérale racontée par un éternel mutin
lundi 31 juillet 2017
Rien n’a changé dans la sphère pénitentiaire, quoi qu’en disent les beaux phraseurs, les théoriciens, les technocrates. Les murs sont plus hauts, les miradors mieux disposés, les systèmes de sécurité améliorés. La solitude demeure, on en meurt... Vos prisons nouvelles, messires les architectes, ne sont pas réussies. Pas jolies. Sans merci... Car enfin, pour moi, qui à défaut de sens civique cultive le souci de l’esthétique, la prison idéale, dans une société résolument moderne, demeure celle dont on aurait, de force ou de gré, rasé les murs de très près...
[...] Je doute que le sieur Bofill soit le concepteur de la nouvelle prison de Montpellier, sise à Villeneuve-lès-Maguelone. Proche de la mer, des étangs à flamands roses. Cloaque surpeuplé aussitôt achevé, réservoir de matons F.N. C’est un ancien de la CGT qui voulait d’ailleurs y implanter le syndicat frontiste. Le tribunal, pour une fois, s’y est opposé. Mais la mentalité demeure. Jean-Patrick Manchette avait démontré, et démonté, dans l’un de ses romans, le mécanisme dangereux qui conduit à la jonction des extrêmes. C’est un peu ce qui me retient de tuer Blanc.
Nul ne sait qui a construit la prison neuve de Villeneuve. On ne connaît jamais les architectes des galaxies de ce monde. Les satellites ne nous renvoient aucun cliché de la Sibérie. Les astronautes peuvent voir la muraille de Chine, mais pas le moindre plan du Laogaï. Au Brésil même, dont vos consciences frileuses préfèrent retenir le folklore des cariocas dévêtus dansant la samba plutôt que l’oppression quotidienne des escadrons de la mort, ou des gros dealers, si vous apprenez que la capitale Brasilia est une vraie ville nouvelle, futuriste et minuscule comparée aux métropoles de Rio à São Paulo, vous songerez peut-être à Oscar Niemeyer qui en fut le maître d’œuvre, en oubliant son acolyte Lucio Costa, ignorant sans doute qu’il fut aussi le concepteur du modeste siège du PCF, vous savez, l’immeuble de verre, Place du Colonel-Fabien... Pour peu que la curiosité vous piccote la fibre exotique, vous aurez la vision de la Place des Trois Pouvoirs, Chef-d’œuvre de monumentalité, mais pas le moindre aperçu de la prison locale, qui néanmoins doit exister ! Il n’est pas une ville au monde, si petite, si écartée qu’elle soit, comme Alice Springs au centre du désert australien, qui ne soit érigée sans mairie, hôpital, gendarmerie, église, temple ou mosquée selon les latitudes, et sans prison avant tout !... Le point zéro de toute ville s’entoure de barreaux !
Pour les architectes, la construction des prisons demeure un sujet pour le moins tabou. Ils répugnent à vous en parler. La gloire est mince, délicate, fragile, qui consiste à ériger des clapiers à usage humain !...Consultez donc, si l’opportunité se présente à vous, les « notifications de concours  » proposées aux étudiants, architectes en herbe, ou en béton, concernant les établissements pénitentiaires. L’imagination se dérobe.
La cellule, en tant qu’habitation, est un des mots clés. Ils disent que la prison doit être intégrée à la ville au niveau des murs. Qu’elle ne doit pas former un abcès dans le noble paysage urbain. Médecins attentifs à l’escamotage des malades sociaux que nous sommes, ils nous mitonnent des pavillons de non-lieu en enfilade, à l’abri des regards, sur le modèle des hôpitaux psychiatriques ! Le survol des prisons est interdit, mais si vous pouviez la contempler du ciel, la prison vous apparaîtrait bien camouflée, entre des herses, des murs farcis d’alarmes, un calque des villas sur les collines de Beverly Hills où ne manqueraient que piscine et solarium !..
Surtout quand on préfère la planter bien à l’écart de la cité, comme les Baumettes, au-delà de Mazargues, entre HLM et pinèdes, chemin de Morgiou, nom poétique évocateur de calanques. Pendant des années, je me suis demandé comment on pouvait habiter en face de çà ! Entre les barreaux rouillés, écaillés par les inspections quotidiennes des matons faisant tinter en harmonie leur bâton de métal afin d’y déceler une sonorité suspecte, on apercevait des habitué(e)s qui grimpaient sur la colline, surplombant les hauts murs, pour saluer et bisouter la parentèle. Il arrivait qu’un maton galonné et mal luné alertât les vaches bleues pour les en déloger. Non sans récolter violences verbales et horions, la colline appartenant au monde libre, aux oiseaux, à nos regards aussi.
Bien des années plus tard, quand j’eus bouclé mon tour de France des dépotoirs délocalisés, j’ai voulu à mon heure accomplir ce petit pèlerinage, gravir ce point de vue panoramique entre deux blocs d’immeubles vieillots. In memoriam.
Ce fut le choc, le knock-out, le plexus percuté. Quand j’ai vu ce grand vaisseau de mort, cette barge de ciment à l’ancre dans une sorte de calanque asséchée, cernée par des paravents calcaires, des remparts rocheux, je l’ai trouvée tellement lugubre qu’un effroyable doute m’a saisi. Comment avions-nous pu nous tirer de là , en sortir vivants, tenir les quatre années de la seule instruction de notre procès, sans devenir fous furieux ? Dangereux psychopathes irrécupérables ?
Au demeurant, je ne suis pas persuadé, après un tel périple (morituri te salutant intra muros), d’être à ce jour totalement sain d’esprit. J’ai résisté, lutté, saigné, sans faillir, survécu au mitard, aux matons, aux moutons, à la tentation du suicide, rebelle sans cause, mais les séquelles, docteur ? [...]
Et la centrale de Melun, vue du pont qui enjambe la Seine, laquelle, à cet endroit, figure un long serpent visqueux de lave grise, une nappe froissée de larmes, un magma de moisissures, un cloaque pustuleux et glauque, la centrale ressemble à un crassier, une arène granitique, un castel gangrené par la ruine des nobliaux, un étron desséché oublié sur la grève par des chiens de l’enfer en divagation.
De l’intérieur, c’est pire, monsieur le légiste, qui n’avez visité qu’une portion de « prison modèle  » pour affermir votre opinion, conforter votre indifférence. Cette séculaire bâtisse, avec ses vidoirs à tinettes en guise de sanitaires, ses cages à nains, 2,80 m sur 1,85 m, sa puanteur imprégnée dans les murs et les racines de très anciennes pierres de prières, représente l’héritage parfait du patrimoine monastique. Les moines, ermites ou termites, épris de mortification, se signaient-ils avant ou après la branlette sacrée ? Car tout ce qui vit doit gicler !
[/ Alain Dubrieu. /]
[Extrait de Citadelles de l’oubli, 1999, éditions L’Insomniaque.]