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Etat de siège

Avignon : trois jours sous le forum de la culture

dimanche 25 janvier 2009

Que la culture soit livrée àl’économie de marché
n’est pas une franche découverte. Mais qu’institutionnels,
organisations internationales, patrons,
médias, architectes, urbanistes, cinéastes et
artisteux de tout acabit beuglent ouvertement et
de concert que la culture est et doit être toujours
plus un facteur de croissance économique, reste
pour le moins surprenant. Quoi que….

Les 16, 17, 18 novembre 2008, Avignon
fut mise en état de siège lors d’un forum de la
culture [1], intitulé « Culture, économie, média  » et
« Culture, facteur de croissance  ». C’est entre
250 à300 crapules et vermines qui ont été accueillies
par la maire d’Avignon, M.-J. Roig,
toujours si frétillante àl’idée de faire parler de
son territoire en y rassemblant quelques brochettes
d’éminentetés. Tout un beau monde retranché
trois jours durant derrière les murs du Palais des
papes pendant que le reste de la ville était quant
àlui abandonné àune marée de flics, occupant
militairement la totalité des places, boulevards,
rues, jusqu’aux moindres ruelles.
Flippant ! Certes, mais il faudra s’y habituer car
tellement satisfaits de leur colonie de vacances
ces connards ont décidé de remettre ça chaque
année.

C’est Christine Albanel, ministre de la culture
qui, toute décomplexée, ouvre le bal avec son
discours : « Alors oui, pendant deux jours nous
allons parler culture… et crédit, modèles économiques,
profit, marché, concurrence  ».
Une entrée en matière qui résume efficacement
le contenu des discussions qui suivront pendant
ces deux jours.

L’idée de leur forum part du constat que la
culture est un secteur d’activité dynamique qui
rapporte déjàgros [2], mais qui fonctionne encore
beaucoup trop àcoups de « demandes récurrentes
de subventions et mécénats  ». Un fonctionnement
économique quelque peu précaire alors
que ce secteur pourrait se suffire àlui-même et
dégager toujours plus de profits, si seulement les
investisseurs et les financements de départ
étaient plus simples àdénicher. C’est-à-dire, en
livrant la culture bien plus largement et ouvertement
àl’économie de marché, et en incitant tous
les investisseurs potentiels às’en emparer. D’où
l’intérêt avec ce forum de faire se rencontrer
patrons, dirigeants des différentes succursales
culturelles et médiatiques, et artistes patentés [3].
Alors oui, que la culture soit l’un des rouages
économiques essentiels au capital, la classe dominante
en a pleinement conscience et elle l’a
réaffirmé haut et fort lors de ce forum. Un
rouage, tant sur ses contributions directes par le
commerce de ses marchandises (musicales, cinématographiques,
littéraires, théâtrales, plastiques, gastronomiques, architecturales, etc.), que sur
« les retombées économiques indirectes qui découlent
par exemple d’un festival, tel que celui
d’Avignon, sur les échanges locaux, mais également
sur l’image de la ville àl’international et
son attractivité touristique  » [4].

Mais quand cette même classe dominante
parle d’un autre côté « d’oeuvres culturelles
qui ne peuvent se réduire àde simples marchandises
 » et s’enquiert « des effets pervers
sur la qualité de la création par une
logique spéculative  », on en vient àse poser
des questions sur sa schizophrénie potentielle.
Ou bien on imagine l’ébauche d’un
immonde et pervers capitalisme àvisage
humain.
Que nenni !

La culture du point de vue des états, outre
l’aspect économique, est enjeu de pouvoir.
Parer l’identité d’une nation d’un patrimoine
culturel riche et varié est un atout
majeur qu’ils n’hésitent pas àmettre en
avant dans la guerre économique mondiale.
« Ce que nous désirons réellement, c’est
une culture reconnue comme vecteur du
modernisme, du volontarisme et du génie
national. […] Dans la rivalité mondiale,
nos atouts culturels ne seront pas éternels,
mais ils sont encore puissants, pour saisir
les premiers rangs d’une globalisation qui
réclame toujours plus d’ingéniosité, et toujours
plus de créativité  » [5]. L’Etat ne semble
pas, malgré la manne financière que
représente l’activité culturelle, considérer
celle-ci comme n’importe quel autre secteur
économique. Mais a plutôt tendance àla
mettre sur un piédestal, en la présentant
comme une sorte de « Valeur  ». « Valeur  »
propre àchaque nation. « Valeur  » qui impose
qu’on lui accorde un respect. En effet,
l’Etat se plaît àparler du « rayonnement
culturel  » de la France. De la grandeur de
son histoire. De ses hommes des
« lumières  ». On comprend alors l’importance
qu’il porte àla protection de cette
« image  », d’un point de vue historique
mais également dans sa continuité, en entretenant
le « renouvellement de la création  » et en
maintenant une certaine « diversité culturelle  ».
C’est par ailleurs une mission que se donne l’UNESCO
dans une convention d’octobre 2005, reprise et mise en avant lors de ce forum, sur « la
protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles  ». Il y est rappelé que
« la diversité culturelle, qui s’épanouit dans le
cadre de démocratie, de tolérance, de justice
sociale […] est indispensable àla paix et àla
sécurité aux plans local, national et international
 ». Entendons par là, le fait que la culture,
vaste champ de liberté d’expressions créatrices
et/ou politiques, est considérée comme un outil
de maintien de la paix sociale, de l’ordre social.
En effet, en transposant les frustrations quotidiennes
et les envies de révolte de la réalité à
l’art, la culture y participe pleinement. « Si par
hasard ànotre époque l’artiste apparaît encore
en « contestataire  », il s’enferme inévitablement
dans la représentation du refus et de la critique
plutôt que dans le refus en acte du monde de la
marchandise. L’artiste, en raison de sa position
sociale, est incapable de remettre en question le
monde dont il est issu et qui le légitime. Il peut
très bien de temps àautre choquer et scandaliser
le bourgeois, toujours dans une certaine limite
indépassable. Ça ne mange pas de pain. D’ailleurs,
en tant que catégorie sociale reconnue
notamment pour son « droit  » àla subversion et
àla transgression, l’artiste reste le meilleur
agent de la neutralisation de la critique et de son
recyclage esthétique  » [6].

Pour finir, outre ces logiques, il apparaît indispensable
de souligner, àpropos de ce forum,
l’importance vouée par la classe dominante au
rôle que peut jouer la culture dans la mutation et
la reconquête de l’espace urbain : « Nous avons
sous les yeux des exemples frappants de villes où
la culture a dynamisé l’économie, métamorphosé
un paysage : le musée Guggenheim de Bilbao,
l’opéra de Sydney, le Louvre àAbou Dhabi… Et
pourquoi pas le MUCEM àMarseille ?  » [7]. Ces
centres culturels aux architectures pharaoniques,
tout comme les labellisations (Capitale européenne
de la Culture), ou bien encore les JO,
sont autant d’outils, qui permettent d’impulser
des plans de restructuration urbaine massive.
C’est généralement dans des villes sinistrées
économiquement, suite àdes processus de désindustrialisation,
que ces plans s’emploient àfaire
table rase de leur fort passé ouvrier : virant les
quartiers populaires, aseptisant peu àpeu l’ensemble
des centres villes, afin de les offrir aux
hordes de bourgeois et de touristes. Marseille en
est certainement l’exemple actuel le plus frappant.
Il est difficile de ne pas savoir que c’est
elle qui en 2013 sera sacrée « Capitale européenne
de la Culture  ». C’est un coup supplémentaire
qui vient s’ajouter au rouleau compresseur
que subit cette ville depuis 1995 [8]. Dans
cette lignée, le projet du MUCEM (musée des
civilisations de l’Europe et de la Méditerranée)
ne peut que nous faire nous attendre au pire.

Alors quoi ? Lors de ce forum, la classe dominante
a affirmé d’une voix claire, unanime et
décomplexée que la culture n’est pour elle
qu’enjeu de pouvoir et marchandise. Pour autant,
s’élever contre cet état de fait est pour nous inconcevable.
La culture est définitivement et intrinsèquement
liée àla société bourgeoise et crèvera
dans les cendres du vieux monde.

Bernardo.
Extrait d’Incendo n°3, Avignon, janvier 2009.


[1Forum organisé dans le cadre de la présidence de la
France àl’Union européenne.

[2« Les activités culturelles au sens large représentent
aujourd’hui plus de 2,6 % du PIB de l’Union européenne
et un chiffre d’affaires de plus de 650 milliards
d’euros. L’Europe est même une exportatrice nette de
biens et de services culturels, puisqu’en 2006, la balance
du commerce extérieur de l’Union avec le reste
du monde était, dans ce domaine, excédentaire de 3
milliards d’euros. Près de 5 millions de personnes
travaillent dans le secteur culturel en Europe, ce qui
représente 2,4 % de l’emploi total. Pour la France, ce
sont près de 500 000 personnes qui sont concernées.  »

Christine Albanel, discours d’ouverture du forum,
17/11/2008.

[3En vrac : dassault, google, FNAC, radiofrance, arte,
AFP, luc besson, microsoft, SACEM, vivendi, lagardère,
opéra national de Paris, gaumont, M6, UGC,
sotheby’s, dailymotion, louis schweitzer ex pdg renault,
festival d’Avignon, jean-jacques annaud, pathé,
publicis, UNESCO, le figaro, neuflize-bank, fondation
cartier, ministres, ambassadeurs, etc.

[4Christine Albanel, op. cit.

[5François Fillon lors du forum, 17/11/2008.

[6Cf. « A mort l’artiste  », in La fête est finie, Lille,
2004, p. 38.

[7Christine Albanel, op. cit.

[8En 1995, s’amorce une vaste opération de
« reconquête de Marseille  », qui s’inscrit dans une
logique de développement technologique et de contrôle
de l’espace sud-méditérranéen. « LE BRUIT DES
MARTEAUX PIQUEURS qui défigurent la ville, LES
EXPULSIONS MASSIVES des pauvres hors du centreville
ou même hors du pays, LES REGARDS DÉDAIGNEUX
des nouveaux « conquistadors  » de Marseille
en costard-cravate sous le cagnard qui tape, LA
TRANSPARENCE ASEPTISÉE des immeubles hightech
qui remplacent àgrand bruit les vieux entrepôts
du quartier de la Joliette et les hôtels vétustes de la rue
Bernard Dubois, LES YEUX AVIDES DES CAMÉRAS
qui se multiplient dans la rue ou devant les nouveaux
commissariats… Bref, tout ce « plan d’aménagement
du territoire  », de « rénovation urbaine  » qu’on appelle
couramment « projet Euromed  »  » Extrait de Marseille
infos spécial Euroméditérranée, automne 2007, téléchargeable
sur : http://marseille.indymedia.org/
news/2007/09/10734.php.
A lire également au sujet de Marseille 2013, le texte
« Quelques bonnes raisons de s’opposer àMarseille
2013 capitale européenne de la culture  »,
téléchargeable sur : http://basseintensite.