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A propos de l’hypothèse Gaïa

mardi 4 mai 2010

Lovelock, scientifique anticonformiste, est l’inventeur de l’hypothèse Gaïa. Dans la mesure où elle paraît prendre le contre-pied du scientisme, elle commence àservir de référence àdiverses tendances écologistes éclectiques. Tel est le cas de The Deep Ecology, l’association fondée aux États-Unis, qui rassemble aussi bien des idéologues mi-scientistes, mi-mystiques, que des saboteurs de laboratoires d’esprit libertaire. Il n’est donc pas inutile d’analyser les thèses de Lovelock.

Pour l’écologie, la notion de biosphère, d’ensemble des êtres animés défini comme distinct de celui des choses inanimées, est déterminante. Lovelock reproche àla science officielle de limiter la relation entre la biosphère et le reste de la planète àl’action de la seconde sur la première sans tenir compte de la réaction. Mais, àpartir de là, il tombe dans le mysticisme. « Gaïa est l’être qui englobe la biosphère, la totalité qui est plus que les parties, plus que les êtres singuliers de la planète. Elle possède le pouvoir de conserver àla planète les caractéristiques de la vie  ». Gaïa, l’entité transcendante qui dirige et connecte les entités biologiques rappelle le Dieu omniscient et omniprésent du christianisme, de façon plus précise celui de la métaphysique. Le professeur divinise la nature et ne cache pas l’analogie entre l’hypothèse Gaïa et celle, panthéiste, selon laquelle l’évolution de la vie dans l’univers aboutît àla fusion avec la divinité. Il est inévitable qu’il attire, en plus d’écologistes radicaux mais naïfs, des adeptes du New Age, etc.

Il n’en rejette pas moins, pour la forme, le retour àla religion comme substitut au désenchantement àl’égard de la science. « Le mécanisme de Gaïa n’a rien de surnaturel. Il fait appel aux données naturelles de la biologie et de l’écologie, sans invoquer de capacité de clairvoyance de la part de la biosphère  ». Lovelock aborde donc le problème de la vie en relation avec celui de l’énergie. D’après lui, l’énergie est la source de jouvence àlaquelle Gaïa doit sans cesse boire sous peine de disparaître. Lorsqu’elles sont coupées de leur source d’énergie externe, les entités qui forment Gaïa dégénèrent et meurent. Leur énergie interne est conservée en quantité mais elle est dégradée en qualité et devient incapable de fournir le travail indispensable àl’échange avec le reste de la planète. Phénomène que la science nomme entropie. Pour survivre, elles doivent pomper de l’énergie dans l’univers et, toujours au nom de l’entropie, y expulser les restes d’énergie, impropres au travail. Le processus est réalisé àtravers la sélection et l’adaptation de ces entités au milieu. Finie par dominer celle qui, au cours de la lutte contre les autres, a le bilan énergétique optimal, celle qui rafle le plus d’énergie et résiste le mieux àl’agression des voisines. Lovelock considère que le processus relève de la cybernétique, la science de la commande, de l’information, de la connexion et de la régulation des systèmes.

Lovelock peut bien jouer le rôle du contestataire. Il n’en reste pas moins prisonnier de l’idéologie du cénacle qui l’amène àraisonner par analogie, àappliquer àla vie les notions que créent les scientifiques. La question de leur origine, de leur histoire, de leur sens, bref de leurs relations avec la société dont elles sont partie intégrante ne le préoccupe pas. Pour lui, elles décrivent la nature telle quelle. En témoigne la description de Gaïa en termes d’énergie. Mais lorsque la science parle d’énergie, elle ne fait pas référence au sens antédiluvien du terme, si vide de signification aujourd’hui qu’àla limite, il peut désigner n’importe quoi : de la vitalité déployée par tel ou tel individu au déchaînement de la redoutable puissance tapie dans les instruments créés par la société contemporaine. Dans le monde àl’envers de l’idéologie scientifique, l’énergie est la substance cachée dans la nature qui, lorsqu’elle est libérée, permet àla vie d’éclore et de croître. Le fétichisme dont elle est l’objet peut être résumé ainsi : pas d’énergie, pas de vie, pas de vie humaine en particulier. L’énergie est l’or en barre de la science.

Mais l’énergie n’est que la mesure de la capacité du capital àemmagasiner et àdéchaîner de la puissance, qu’il tire de la stérilisation et de la vampirisation de la vie. De façon plus précise, elle mesure la capacité des instruments, qu’il fabrique et anime, àtransformer de la vie en force motrice, susceptible de faire fonctionner les systèmes et les réseaux qui lui sont nécessaires. De tels instruments génèrent, conservent et convertissent de l’énergie avec ce que cela implique comme dégradation du milieu, symbolisée par la notion d’entropie. Pour Lovelock, il est logique d’instrumentaliser la vie, d’assimiler les processus vitaux au mode de fonctionnement des systèmes cybernétiques producteurs et consommateurs d’énergie. Par suite, il définit la vitalité comme la résistance àla morbidité, résistance sans espoir qui aggrave la putréfaction générale. Les êtres sont réduits àla catégorie des cyborgs, des biocyborgs même. Il extrapole àpartir de là : Gaïa est le métacyborg, qui finalise et contrôle leurs fonctions internes et externes, leurs fonctions énergétiques en premier lieu.

Pour Lovelock, il est facile d’ironiser sur la « croyance dans la vie planétaire conçue comme le jardin d’Éden dans lequel les espèces vivent en paix et dans l’abondance  ». Le mythe de l’harmonie préétablie et gouvernée par la loi de l’éternel retour àla stabilité initiale de la nature est marqué par le sacré préchrétien. La vie planétaire est historique et elle inclut la naissance, la transformation, la vieillesse et la mort des individualités qui en font partie. À supposer même que notre espèce en finisse avec la domination du reste de la nature, il est peu probable que cela mette fin aux contradictions en son sein ou avec les autres espèces planétaires. Les échanges nécessaires àla vie peuvent parfois être conflictuels, douloureux, voire mortels et làil est difficile de parler de symbiose et d’harmonie. Mais le mythe en question a au moins le mérite de les aborder en termes de rapprochement et de coopération, et non de compétition et de guerre entre espèces ou individus pour l’accès et la monopolisation des ressources. La conception de Lovelock est mortifère. Elle est àl’image du comportement prédateur et dominateur millénaire, aujourd’hui démultiplié par la guerre de tous contre tous et de chacun contre lui-même. Pour le capital, il n’y a pas de place pour les façons d’être d’autrui, l’entente, la restitution, le don et a fortiori l’embellissement. Lovelock raille les écologistes misanthropes. Il est certain que leur catastrophisme outrancier et leur affirmation selon laquelle l’espèce humaine est l’espèce nuisible par excellence ne tiennent pas la route. Les prétendues valeurs naturelles que partageraient l’ensemble des espèces, àl’exception de la nôtre, relèvent de la morale et nient les spécificités des activités et des relations humaines. À moins de vouloir faire disparaître l’humanité de la planète, ou d’identifier l’humain au non-humain, la simple présence d’êtres humains, même soucieux de ne pas massacrer leur milieu, impliquent qu’ils le modifient pour vivre. Et cela ne va pas sans conséquences pour d’autres êtres naturels, conséquences qui ne sont pas toujours de leur goà»t

Le tord des écologistes misanthropes est de faire l’économie de la critique du capital, comme si la tendance àla domination était inhérente ànotre espèce depuis les origines et inévitable. Lovelock démarre de prémisses analogues. Il confond la culture de la terre, qui n’est pas toujours synonyme de domestication, et l’agriculture qui repose sur la propriété, entraîne la stérilisation des sols et l’extermination des espèces considérées comme nuisibles àla mise en valeur. Il affirme non sans raison que l’agriculture parcellaire, combinée àl’intervention de l’État, a entamé la désertification depuis belle lurette, comme le montre l’exemple du despotisme en Orient. Mais il en profite pour faire l’éloge de l’industrie en Occident. « Il est possible que tout le développement effréné soit en définitive très destructeur pour les humains, ou les mammifères en général, mais peu pour l’ensemble de Gaïa.  » Il est possible en effet de spéculer, par exemple sur la capacité de résistance de certaines espèces d’insectes. Mais la question n’est pas làLa vie est bien autre chose que la survie désespérée dans les décombres accumulés par le capital. L’adaptation des espèces menacées, ou du moins de ce qu’il en reste, est réalisée au prix de mutations forcées et de sélections dangereuses. Leur évolution devient catastrophique àcause de la rupture de la dynamique des échanges avec le reste de la planète et ne manque pas de rejaillir sur la vie d’autres espèces. Mais, pour Lovelock, les différentes manifestations de la vie ne sont ni plus, ni moins que les systèmes particuliers qui, assemblés et connectés, forment la totalité de Gaïa. En cas de dysfonctionnement des parties endommagées du système, il suffit de les réparer, ou de les remplacer par d’autres possédant des fonctions analogues, pour que l’ensemble continue àfonctionner. Pour lui, la vie effective des individus, des individus humains en particulier, a peu d’importance. Il verse au mieux quelques larmes de crocodile comme le préconise l’idéologie humanitaire àla mode.

8 De la relativité de l’extermination, il déduit qu’il est au plus nécessaire de limiter la casse et de recycler les ordures du capital qui sont toxiques pour ce qu’il appelle les régulateurs de Gaïa. D’après lui, les colonies de bactéries, présentes àla limite des terres et des mers, constituent les centres de décision et d’information de Gaïa : elles doivent être préservées. Pour le reste, cette dernière, véritable État mondial, fait la police et extermine les parties gangrenées : élimination des « individus anarchistes quand ils prolifèrent et constituent des associations dangereuses pour Gaïa  ». Il en vient àfaire l’apologie de la dégénérescence de l’espèce humaine, des famines aux épidémies, comme autant de facteurs de régulation, indispensables àla survie de Gaïa. La crise de la biosphère est par suite analysée en termes de surpopulation. La poussée démographique des derniers siècles constitue sans doute l’un des facteurs qui aggrave la crise. Donner naissance àdes êtres humains est l’une des aspirations de notre espèce bien qu’elle n’ait rien d’obligatoire pour les individus. Il n’en demeure pas moins vrai que l’humanité, même libérée de l’obligation millénaire de perpétuer la propriété, ne peut pas croître àl’infini sans tarir les sources de la vie. Mais aborder la question de la population sans la relier àl’histoire de la société et au besoin d’accumuler du capital n’a pas de sens. Lovelock ne pose même pas la question de savoir si, au-delàdu problème du nombre d’individus, il n’y a pas celui de ce qu’ils font subir, par l’intermédiaire du travail, àla vie, àleurs propres vies. Derrière l’écologue pointe le malthusien, théologien et moraliste. L’effet boomerang que l’espèce humaine provoque, àtravers l’activité dévastatrice du capital, devient la mesure d’exception purificatrice que Gaïa inflige aux damnés de la Terre. Gaïa est l’ange exterminateur de Dieu, envoyé sur Terre pour la punir et la détourner du péché. Lovelock est en réalité la caisse de résonance de deux phénomènes. Les physiciens, y compris les atomistes, leurs pairs, ne peuvent plus imposer àl’ensemble des scientifiques leur discours hyperscientiste. Lovelock fait partie des scientifiques qui n’osent plus tenir pareil discours, qui tiennent compte de la critique, parfois radicale, envers la science et de la fronde au sein du cénacle contre la physique, fronde liée àl’avancée rapide de la biologie. Mais ils n’en continuent pas moins àcroire que les concepts qu’ils créent, salmigondis des recettes scientistes et panthéistes, restent les guides appropriés àl’approche de la nature. Ils peuvent faire preuve de prudence dans la formulation des hypothèses, reconnaître àd’autres espèces que la nôtre la capacité d’avoir des modes d’être spécifiques, et même repousser avec indignation l’accusation de vouloir régenter la nature, y compris la nature humaine. Ils n’en restent pas moins enchaînés àleur fonction sociale. Lovelock n’y échappe pas. L’activité sociale du capital, les instruments sociaux qu’il fabrique et les représentations sociales qui vont avec, lui paraissent indépassables, sinon incontestables pour l’essentiel, et constituent toujours pour lui la base de l’activité des chercheurs.

février 1999,
André Dréan.