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Sur l’idéologie anti-islamophobe

jeudi 26 mai 2016

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Ce texte entend répondre àceux qui, parmi les communistes libertaires, sont engagés dans un combat contre « l’islamophobie  » et, àce titre, prétendent interdire toute critique de l’islam et promouvoir une théorie de la « race sociale  », dans un climat pour le moins générateur de tensions, d’accusations de racisme, et même d’attaques caractérisées.

S’il date vraisemblablement du début du siècle dernier, c’est depuis peu que le terme « islamophobie  » a fait une percée fulgurante comme appellation du racisme contre « les Arabes  ». On passe ainsi du racisme anti-maghrébin àl’effroi ou l’horreur suscités par la religion des musulmans. Les immigrés et leurs descendants ne seraient plus rejetés pour des raisons « ethniques  » mais pour leur appartenance supposée àune culture originelle identifiée àl’une de ses dimensions : la religion musulmane – qu’ils sont pourtant nombreux àne pas pratiquer, et ceci même lorsqu’il leur arrive d’en conserver quelques traditions devenues coutumières.

Se joue làun tour de passe-passe qui assimile la « race  » àla religion en tant que matrice culturelle. On est face àune « mystification conceptuelle (…), l’assignation de tout un pan d’individus, en fonction de leur origine ou de leur apparence physique, àla catégorie de « musulmans  », permettant de faire taire toute critique de l’islam, parce que celle-ci ne rentrerait plus dans la critique des religions, mais directement dans le domaine du racisme  » [1] . Si Claude Guillon voit du « mépris  » dans cet « antiracisme des imbéciles  » [2], nous y décelons surtout ce spectre qui hante la gauche : le tiers-mondisme, idéologie qui conduit àadopter de façon acritique le parti de « l’opprimé  » contre celui de « l’oppresseur  ». C’est ainsi que, pendant la guerre du Vietnam, dénoncer les Américains entraînait le soutien au Viet Minh et àla politique d’Ho Chi Minh, dont les comités Vietnam scandaient le nom et brandissaient le portrait àlongueur de manif ; comme aujourd’hui, défendre les Kurdes peut impliquer de soutenir le PKK et de brandir le portrait d’Oçalan. Ce qu’il s’est passé pendant la guerre d’Algérie où ceux qui, voyant dans le « colonisé  » l’exploité par excellence, ont soutenu inconditionnellement le FLN, s’est reproduit face àla révolution iranienne de 79 et chez les pro-Palestiniens. Le tiers-mondisme a ainsi abandonné petit àpetit le prolétariat comme sujet révolutionnaire pour lui substituer le colonisé, puis l’immigré, puis les descendants d’immigrés... et enfin les croyants. Le tiers-mondisme originel avait promu le relativisme culturel, ses successeurs ont adopté le culturalisme, qui prétend expliquer les rapports sociaux par les différences culturelles. C’est dans les années 80, avec la grande manipulation de SOS Racisme, que ce glissement est devenu une doctrine qui donnera naissance àtoutes les dérives actuelles, jusqu’àassigner une identité musulmane àtous les immigrés « arabes  » et leurs descendants.

Devant le constat du glissement opéré au sein de toute une partie de la gauche vers l’idéologie culturaliste, il est intéressant de pointer que celle-ci est devenue, après 1968, l’angle d’attaque d’un courant d’extrême-droite : la Nouvelle droite. Son rejet de l’immigration ne repose plus sur un racisme biologique mais sur l’idée d’assignation identitaire, basée sur une vision figée des sociétés dans des traditions anciennes, et sur la nécessité, comme garantie de paix sociale, de conserver des cultures homogènes. Selon les élucubrations des néo-droitiers, pour qui les conflits sont ethno-culturels et pas de classes, les Maghrébins, par exemple, assignés àla culture musulmane, doivent en conséquence rester dans leur pays d’origine pour vivre leurs traditions entre eux ! Au passage, Alain de Benoist, chef de file de la Nouvelle droite, défend des luttes tiers-mondistes et anti-impérialistes, et nie le caractère raciste de sa « défense de l’identité européenne  ». Cette évolution du discours raciste est àl’œuvre depuis quelques années au sein d’une autre formation d’extrême-droite, en quête de respectabilité, le Front national, qui reprend en partie la rhétorique de la Nouvelle droite : le problème ce n’est plus les « immigrés  » mais les « musulmans  ».

C’est ainsi que l’on en vient, de bords a priori radicalement opposés, àadopter un discours identitaire qui considère que tous ceux qui ont un lien d’origine ou familial avec l’un ou l’autre pays du Maghreb (ou d’autres pays « arabes  ») doivent se considérer comme musulmans, sous l’appellation aberrante de « Français d’origine musulmane  ». Alors que ce n’est pas en raison de la religion qu’ils pratiquent ou qu’on leur prête qu’ils sont discriminés mais parce que ce sont des travailleurs immigrés ou issus de familles ayant immigré. Ce n’est pas l’identité qui est en jeu mais l’appartenance de classe. Cette « origine musulmane  », qui fait bondir les athées d’origine maghrébine, travestit un stigmate social en stigmate culturel. L’Etat et les media ne s’y trompent pas quand ils font du « musulman  », forcément islamiste (et plus ou moins modéré ou radicalisé), la nouvelle caractérisation du membre de la classe dangereuse [3].

C’est sur ces bases que l’idéologie identitaire anti-islamophobe vient s’associer, notamment chez certains marxistes, àcelle de la « race sociale  », chimère universitaire d’importation récente, qui tente de plaquer ici le schéma racial et communautaire de la société américaine. Cette vision « racialiste  » [4] qui prétend créer une nouvelle classe de « race  » ne sert en réalité qu’àmasquer, voire ànier, la réalité du rapport social capitaliste : l’exploitation des prolétaires, de tous les prolétaires, quels que soient leur origine, leur couleur de peau, leur religion et leurs us et coutumes personnels. La justification en serait que le racisme aurait été indispensable au développement capitaliste parce qu’il justifierait le colonialisme. En réalité, inférioriser l’opprimé a toujours été une stratégie de pouvoir qui s’applique àtous les opprimés quelle que soit leur supposée « race  ». Maintenir dans leur condition les serfs, les paysans pauvres, les esclaves puis les ouvriers, passe notamment par les empêcher de s’exprimer et d’avoir accès àl’éducation, au prétexte qu’ils seraient trop bêtes et ignares pour cela, qu’ils appartiendraient àune catégorie inférieure. Rappelons que les Anglais ont durement colonisé et pillé les Irlandais et les Russes les Ukrainiens sans avoir besoin d’une telle justification. Et, dans leur ensemble, pillage et colonisation, tout comme l’exploitation proprement dite, n’ont pas besoin de quelconque excuse.

Et pourtant, le racisme existe bel et bien et le rejet du « musulman  » pauvre et immigré est l’une de ses manifestations. Le discours du FN, du Bloc identitaire et de Pegida contre l’islam n’est que l’arbre qui cache la forêt : ce sont simplement des racistes qui veulent que les immigrés dégagent. L’argument culturel est sans doute plus respectable àleurs yeux que les vieilles lunes racistes basées sur des caractéristiques qui seraient innées (les Noirs sont comme ci, les Arabes comme ça…). Cette stratégie leur permet aussi de ratisser plus large, d’autant que ces mouvements exploitent àleurs fins racistes la montée réelle de l’islam radical. Si l’immigration est pour eux le fond du problème, ils se raccrochent àdes arguments plus honorables tels que la défense de la laïcité ou le combat contre le sexisme. Mais, en réalité, que les immigrés (pauvres, bien sà»r) soient ou non musulmans, ils sont toujours pour eux des indésirables.

Le racisme, comme la xénophobie, est un outil qu’utilisent les dominants contre les dominés. Ainsi, Fredy Perlman écrit : « les colons-envahisseurs d’Amérique du Nord avaient recours àun outil qui n’était pas, tel la guillotine, une nouvelle invention, mais qui était tout aussi mortel. Cet instrument sera plus tard nommé racisme et s’intègrera dans la pratique nationaliste (…). Les gens qui avaient abandonné leurs villages et leurs familles, qui étaient en train d’oublier leur langue et qui perdaient leur culture, qui étaient dépouillés de tout sauf de leur sociabilité, étaient manipulés afin de considérer la couleur de leur peau comme substitut àce qu’ils avaient perdu  » ; « le racisme avait été une arme parmi d’autres pour mobiliser les armées coloniales (….) et elle n’a pas supplanté les autres méthodes, elles les a plutôt complémentées  » [5]. Il s’agit de créer des catégories permettant de diviser pour prévenir ou écraser les rébellions et les luttes sociales. C’est ce qu’a fait, en Algérie, le gouvernement français en 1870, en octroyant par décret (la « loi Crémieux  ») la nationalité française aux « indigènes israélites  », les séparant arbitrairement des « indigènes musulmans  ». L’appartenance « religieuse  » a également été utilisée pour écraser les luttes sociales en ex-Yougoslavie avec la fabrication d’une « nationalité musulmane  » inconnue, dressant les uns contre les autres des gens qui vivaient jusque-làtous ensemble.

Les divisions raciales deviennent, logiquement, particulièrement opérantes dans les périodes de crise où le revenu s’effondre et où l’emploi vient àmanquer. C’est sur ce terrain que le FN parvient àconquérir les anciens bastions ouvriers de la gauche. Et, même àl’époque du plein-emploi, le pouvoir et ses media ont toujours plus ou moins entretenu la xénophobie, encourageant la stigmatisation successive de chacune des différentes vagues de travailleurs immigrés (les « Polaks  », les « Macaronis  », « les Portos  », etc.). La grande différence était que, dans les unités de travail, la solidarité ouvrière prévalait sur les préjugés et que tout le monde travaillait et combattait au coude àcoude. Mais c’était avant….

Quant au terme « islamophobie  », le problème ne réside en réalité pas dans la notion elle-même mais dans l’usage qu’en font ceux qui la manipulent. On retrouve d’ailleurs les mêmes usages manipulatoires de la notion d’antisémitisme lorsque ce terme est donné pour un équivalent de l’antisionisme et achève sa course en « judéophobie  », avec l’affirmation que la critique du sionisme ne peut qu’être une attitude raciste vis-à-vis des « juifs  » et non une critique du caractère colonisateur de l’Etat confessionnel qu’est Israë l.

L’islam politique vise, comme le dit Claude Guillon, àfaire de « l’islamophobie une arme de guerre idéologique contre l’athéisme  » [6] et, plus largement, un vecteur de propagande pour la religion musulmane. Les anti-islamophobes d’extrême gauche ont des positions pour le moins ambivalentes par rapport cet islam politique. Ils prétendent ainsi interdire toute critique de la religion musulmane donnée pour une pratique raciste, dans une posture moralisatrice révélatrice d’un manque d’analyse de l’évolution de l’islam politique dans le monde depuis la révolution iranienne de 1979. Quand ils n’en viennent pas àen nier l’existence même. Face au djihadisme, nos anti-islamophobes ne se laissent pas pour autant désarçonner. Après chaque attentat commis par les djihadistes en Europe (qui s’ajoute àla longue liste de leurs forfaits, notamment sur le continent africain et au Moyen-Orient), ils s’inquiètent surtout de la recrudescence d’« islamophobie  » (et aussi, àjuste titre, des politiques répressives) que cela risque d’entraîner et pointent comme seul responsable l’impérialisme occidental. Ainsi, selon eux, les attentats de Paris du 13 novembre 2015 ne seraient qu’une répercussion des guerres menées par l’Etat français en Irak, en Libye, au Mali… Les intérêts de ce dernier dans les enjeux géopolitiques au Moyen-Orient et en Afrique sont évidents, mais insuffisants pour expliquer l’émergence et la persistance de l’Etat islamique [7] ou de Boko Haram. Ces discours permettent tant bien que mal aux anti-islamophobes de passer sous silence les implications réelles de l’islam radical dans les attentats, ici et ailleurs dans le monde, et de nier la capacité d’initiative de leurs auteurs, jusqu’àdédouaner les frères Kouachi ou Coulibaly parce qu’ils sont prolétaires et « issus de l’immigration  ». On retrouve ici l’idéologie victimaire qui assigne non seulement des individus et des groupes àdes identités (les femmes, les « racisés  », etc.), mais aussi àdes statuts figés de victimes et d’opprimés dont il ne faudrait pas critiquer les choix et les pratiques, même les plus réactionnaires. De telles postures idéologiques amènent àocculter le caractère contre-révolutionnaire de l’islam radical qui, depuis plusieurs années, connaît en Europe occidentale (sans oublier bien sà»r le Maghreb et le Moyen-Orient) une progression, même s’il reste minoritaire par rapport àl’ensemble de la population qui se dit musulmane. Alors qu’il était marginal, voire quasi inexistant, l’islam radical, dont la forme la plus courante aujourd’hui est le salafisme, s’est largement répandu.

Pour ces gentils anti-islamophobes, il s’agirait tout bonnement de considérer la religion musulmane avec la plus grande bienveillance parce que ce serait la « religion des opprimés  ». Ils semblent oublier que la fonction même de toute religion est le contrôle social et, en l’occurrence, l’islam politique ne cesse d’affirmer partout sa vocation àcontrôler au plus près la société qu’il entend régir. Ainsi, le salafisme occupe suffisamment le terrain dans certains quartiers urbains pauvres pour pouvoir exercer un contrôle social : pendant les émeutes de 2005, les salafistes ont d’ailleurs tenté de ramener l’ordre dans certaines banlieues. L’évolution de cette tendance s’inscrit dans un contexte de crise économique, marquée par le développement du chômage de masse, d’attaques sur les salaires mais aussi de recul des politiques sociales de l’Etat. Pour les pallier, les salafistes ont su mettre en place des réseaux d’entraide économique, ce qui leur permet d’avoir une emprise sur les populations.

Ne pas perdre de vue ce rôle des religions nous semble indispensable. « Une religion est en effet un ensemble de croyances métaphysiques qui portent en elles des règles de vie bien précises, basées sur la tradition et la morale, auxquelles l’individu doit se soumettre. Il s’agit d’un rapport social, une forme de mise au pas de chaque individu et des masses dans leur ensemble. Elle recouvre en outre un rôle de justification du pouvoir, de garant de la tradition et de l’ordre établi, plus généralement d’une certaine « pacification  » sociale. Cela àtravers une interprétation organiciste de la société, une exaltation des hiérarchies, le refus de l’autonomie individuelle. Souvent la religion est aussi un moyen de diriger la conflictualité sociale vers des cibles fictives, ou de la brider en faisant miroiter un paradis futur. Le paradis, ce triste mensonge qui garantit la paix pour les puissants, ici et maintenant. En donnant un espoir dans la transcendance, la religion étouffe la plupart des poussées révolutionnaires des exploités ici-bas et maintenant. Le beau passage de Bakounine, “Si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître†pointe précisément le fond du problème de la religion : l’idée de divinité est la base conceptuelle de l’autorité et sa contrepartie, la foi, celle de l’acceptation de la servitude  » [8].

Si la foi et les interrogations métaphysiques sont affaires personnelles et si l’on peut se trouver au coude àcoude dans une lutte avec quelqu’un qui se dit croyant sans que cela pose problème, nous voulons pouvoir affirmer haut et fort que nous sommes athées. Affirmer notre athéisme et critiquer toutes les religions est indissociable de nos positions politiques et nous entendons librement pratiquer tant le blasphème que la dénonciation, au minimum, des pratiques religieuses et/ou coutumières coercitives, mutilantes ou humiliantes, ainsi que du statut inférieur assigné aux femmes par toutes les religions monothéistes (pour les autres, on verra une autre fois).

Enfin, précisons que, pour nous, il n’existe que deux classes, celle du capital et celle du travail. Même si, au sein de la classe exploitée, certains sont plus exploités que d’autres en raison de leur sexe et de leur origine, ils ne constituent pas une classe, ils en sont des segments créés par le pouvoir et les exploiteurs. La pensée bourgeoise, quel que soit son supposé bord politique, trouve làun moyen de diviser le prolétariat, de stimuler la concurrence entre les travailleurs et d’endiguer ainsi les luttes sociales. Parce que toute division de la classe du travail ne fait qu’affaiblir sa capacité de lutte et que la segmenter pour mieux la diviser permet àla classe du capital, particulièrement en période de crise, de jouer sur la concurrence de tous contre tous. Ce n’est pas par l’anti-racisme qu’on combat le racisme mais par la lutte des classes. Si l’on en est au point où « Penser avec la race devient un impératif incontournable  » et que « tout refus de ce vocabulaire et de ce qu’il charrie sera systématiquement considéré comme de la dénégation, voire du déni, et tombera sous le coup du dispositif accusatoire  » [9], cela ferait des racistes de ceux qui, comme nous, n’adhèrent pas àcette vision. Et ça nous semble un peu fort de café !

[/Mai 2016,
Flora Grim et Alexandra Pinot-Noir.
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[Texte reçu par mail àl’occasion d’un débat au Rémouleur (Paris), le 13 juin 2016 à19h30 avec les auteures du texte.]


[1Cassandre, Nos « révolutionnaires  » sont des gens pieux, sur le blog de Ravage Editons.

[2Claude Guillon, Et Dieu créa l’islamophobie, sur son « blogue généraliste  » Lignes de Force

[3Louis Chevallier, grand historien bourgeois néanmoins passionnant, « Classes laborieuses, classes dangereuses  », Perrin.

[4Terme emprunté aux auteurs de « Tiens ça glisse  », sur le blog http://racialisateursgohome.noblogs.org, qui nomment « racialisation toute analyse contribuant àdévelopper ou àdiffuser une théorie de la race  »

[5Fredy Perlman, L’Appel Constant du nationalisme in Anthologie de textes courts, Ravage Editions

[6Claude Guillon, op. cit.

[7Pour une analyse approfondie, voir P.J. Luizard, Le Piège Daech, La Découverte.

[8Cassandre, op. cit.

[9« Tiens ça glisse  », cf note 4.