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Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être àla charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public

Par Jonathan Swift (1729)

mardi 23 mai 2017

Jonathan Swift, né le 30 novembre 1667 àDublin, en Irlande, et mort le 19 octobre 1745 dans la même ville, est considéré aujourd’hui comme le plus grand satiriste en prose de langue anglaise, il est notamment l’auteur de Les Voyages de Gulliver (1721). A Modest Proposal : For Preventing the Children of Poor People in Ireland from Being a Burden to Their Parents or Country, and for Making Them Beneficial to the Public, plus communément intitulé Modeste Proposition, est un pamphlet publié anonymement par Jonathan Swift en 1729, dans lequel il propose de réduire la misère et la surpopulation qui touchent l’Irlande du XVIIIe siècle en se servant des nourrissons comme source d’alimentation. La traduction ci-présente (datant de 1859) est de Léon de Wailly.


Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être àcharge àleurs parents et àleur pays et pour les rendre utiles au public
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C’est une triste chose pour ceux qui se promènent dans cette grande ville [1] ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes encombrées de mendiantes que suivent trois, quatre ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône. Ces mères, au lieu d’être en état de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer tout leur temps àmendier de quoi nourrir leurs malheureux enfants, qui, lorsqu’ils grandissent, deviennent voleurs faute d’ouvrage, ou quittent leur cher pays natal pour s’enrôler au service du prétendant en Espagne, ou se vendent aux Barbades.

Tous les partis tombent d’accord, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants sur les bras, sur le dos ou sur les talons de leurs mères, et souvent de leurs pères, est, dans le déplorable état de ce royaume, un très-grand fardeau de plus ; c’est pourquoi quiconque trouverait un moyen honnête, économique et facile de faire de ces enfants des membres sains et utiles de la communauté, aurait assez bien mérité du public pour qu’on lui érigeât une statue comme sauveur de la nation.

Mais ma sollicitude est loin de se borner aux enfants des mendiants de profession ; elle s’étend beaucoup plus loin, et jusque sur tous les enfants d’un certain âge, qui sont nés de parents aussi peu en état réellement de pourvoir àleurs besoins que ceux qui demandent la charité dans les rues.

Pour ma part, ayant tourné mes pensées depuis bien des années sur cet important sujet, et mà»rement pesé les propositions de nos faiseurs de projets, je les ai toujours vus tomber dans des erreurs grossières de calcul. Il est vrai qu’un enfant dont la mère vient d’accoucher peut vivre de son lait pendant une année solaire, avec peu d’autre nourriture, la valeur de deux shillings au plus que la mère peut certainement se procurer, ou l’équivalent en rogatons, dans son légitime métier de mendiante ; et c’est précisément lorsque les enfants sont âgés d’un an que je propose de prendre àleur égard des mesures telles qu’au lieu d’être une charge pour leurs parents ou pour la paroisse, ou de manquer d’aliments et de vêtements le reste de leur vie, ils contribuent, au contraire, ànourrir et en partie àvêtir des milliers de personnes.

Un autre grand avantage de mon projet, c’est qu’il préviendra ces avortements volontaires et cette horrible habitude qu’ont les femmes de tuer leurs bâtards, habitude trop commune, hélas ! parmi nous ; ces sacrifices de pauvres petits innocents (pour éviter la dépense plutôt que la honte, je soupçonne), qui arracheraient des larmes de compassion au cÅ“ur le plus inhumain, le plus barbare.

La population de ce royaume étant évaluée d’ordinaire àun million et demi, je calcule que sur ce chiffre il peut y avoir environ deux cent mille couples dont les femmes sont fécondes ; de ce nombre je soustrais trente mille couples, qui sont en état de pourvoir àla subsistance de leurs enfants (quoique je ne pense pas qu’il y en ait autant, dans l’état de détresse où est ce royaume) ; mais en admettant ceci, il restera cent soixante-dix mille femmes fécondes. Je soustrais encore cinquante mille pour les fausses couches ou pour les enfants qui meurent d’accident ou de maladie dans l’année. Restent par an cent vingt mille enfants qui naissent de parents pauvres. La question est donc : Comment élever cette multitude d’enfants et pourvoir àleur sort ? Ce qui, comme je l’ai déjàdit, dans l’état présent des affaires, est complètement impossible par les méthodes proposées jusqu’ici. Car nous ne pouvons les employer ni comme artisans ni comme agriculteurs. Nous ne bâtissons pas de maisons (àla campagne, j’entends), et nous ne cultivons pas la terre ; il est fort rare qu’ils puissent vivre de vol avant l’âge de six ans, àmoins de dispositions toutes particulières, quoique j’avoue qu’ils en apprennent les rudiments beaucoup plus tôt, durant lequel temps ils peuvent, néanmoins, àproprement parler, être considérés comme de simples aspirants ; ainsi que me l’a expliqué un des principaux habitants du comté de Cavan, qui m’a protesté qu’il n’avait jamais rencontré plus d’un ou deux cas au-dessous de six ans, même dans une partie du royaume si renommée pour sa précocité dans cet art.

Nos négociants m’ont assuré qu’avant douze ans un garçon ou une fille n’est pas du tout de défaite ; et même àcet âge ils ne valent pas plus de trois livres, ou tout au plus trois livres et une demi couronne, àla Bourse, ce qui ne saurait indemniser les parents ni le royaume, les frais de nourriture et de guenilles valant au moins quatre fois autant.

Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection.

Un jeune américain de ma connaissance, homme très-entendu, m’a certifié àLondres qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, àl’âge d’un an, un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, àl’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoà»t.

J’expose donc humblement àla considération du public que des cent vingt mille enfants dont le calcul a été fait, vingt mille peuvent être réservés pour la reproduction de l’espèce, dont seulement un quart de mâles, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs ; et ma raison est que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, circonstance àlaquelle nos sauvages font peu d’attention, c’est pourquoi un mâle suffira au service de quatre femelles ; que les cent mille restant peuvent, àl’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon àles rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver.

J’ai fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naître pèse vingt livres, et que dans l’année solaire, s’il est passablement nourri, il ira àvingt-huit.

J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très-bien aux propriétaires, qui, puisqu’ils ont déjàdévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants.

La chair des enfants sera de saison toute l’année, mais plus abondante en mars, et un peu avant et après, car il est dit par un grave auteur, un éminent médecin français, que, le poisson étant une nourriture prolifique, il naît plus d’enfants dans les pays catholiques romains environ neuf mois après le carême qu’àtoute autre époque : c’est pourquoi, en comptant une année après le carême, les marchés seront mieux fournis encore que d’habitude, parce que le nombre des enfants papistes est au moins de trois contre un dans ce royaume ; cela aura donc un autre avantage, celui de diminuer le nombre des papistes parmi nous.

J’ai déjàcalculé que les frais de nourriture d’un enfant de mendiant (et je fais entrer dans cette liste tous les cottagers [2], les journaliers et les quatre cinquièmes des fermiers), étaient d’environ deux shillings par an, guenilles comprises ; et je crois qu’aucun gentleman ne se plaindra de donner dix shillings pour le corps d’un enfant bien gras, qui, comme j’ai dit, fera quatre plats d’excellente viande nutritive, lorsqu’il n’aura que quelque ami particulier ou son propre ménage àdîner avec lui. Le squire apprendra ainsi àêtre un bon propriétaire, et deviendra populaire parmi ses tenanciers ; la mère aura huit shillings de profit net, et sera en état de travailler jusqu’àce qu’elle produise un autre enfant.

Ceux qui sont plus économes (et je dois convenir que les temps le demandent) peuvent écorcher le corps ; la peau, artistement préparée, fera d’admirables gants pour les dames, et des bottes d’été pour les beaux messieurs.

Quant ànotre cité de Dublin, des abattoirs peuvent être affectés àcet emploi dans les endroits les plus convenables, et les bouchers ne manqueront pas assurément ; toutefois je recommande d’acheter de préférence des enfants vivants, et de les préparer tout chauds sortant du couteau, comme nous faisons pour les porcs àrôtir.

Une très-digne personne, qui aime sincèrement son pays et dont j’estime hautement les vertus, a bien voulu dernièrement, en discourant sur cette matière, proposer un amendement àmon projet. Elle a dit que nombre de gentlemen de ce royaume ayant détruit, depuis peu, leur gros gibier, elle croyait que l’on pouvait suppléer àce manque de venaison par des corps de jeunes garçons et de jeunes filles, pas au dessus de quatorze ans et pas au dessous de douze, tant d’enfants des deux sexes étant en ce moment menacés de mourir de faim, faute d’ouvrage ou de service ; et les parents, s’ils sont encore en vie, ou, àdéfaut de ceux-ci, leurs plus proches parents étant tout disposés às’en défaire. Mais avec toute la déférence due àun si excellent ami et àun si digne patriote, je ne puis être tout àfait de son sentiment ; car pour ce qui est des mâles, l’Américain que je connais m’a assuré, pour en avoir souvent fait l’expérience, que leur chair était généralement dure et maigre, comme celle de nos écoliers, et que les engraisser ne paierait pas les frais. Quant aux femelles, ce serait, je pense, en toute soumission, une perte pour le public, parce que bientôt elles deviendraient fécondes elles-mêmes. Et d’ailleurs, il n’est pas improbable que des gens scrupuleux seraient portés àcensurer cette mesure (quoique bien injustement, il est vrai), comme frisant un peu la cruauté ; ce qui, je l’avoue, a toujours été, àmes yeux, la plus forte objection contre tout projet, quelque bonne qu’en soit l’intention.

Mais je dois dire àla justification de mon ami, qu’il confessa que cet expédient lui avait été mis en tête par le fameux Psalmanazar, natif de l’île de Formose, qui vint àLondres il n’y a pas plus de vingt ans, et raconta àmon ami que dans son pays chaque fois qu’on mettait quelqu’un de jeune àmort, l’exécuteur vendait le corps àdes personnes de qualité, comme une grande friandise ; et que de son temps le corps d’une fille dodue de quinze ans, qui avait été crucifiée pour une tentative d’empoisonnement sur l’empereur, fut vendu au premier ministre de Sa Majesté impériale, et autres grands mandarins de la cour, par quartiers, au sortir du gibet, pour quatre cents couronnes [3]. En effet, je ne puis nier que si on tirait le même parti de plusieurs dodues jeunes filles de cette ville, qui, sans un sou de fortune, ne peuvent sortir qu’en chaise àporteurs, et se montrent àla comédie et aux assemblées dans des toilettes venues de l’étranger et qu’elles ne payeront jamais, le royaume ne s’en trouverait pas plus mal.

Quelques personnes portées au découragement sont fort inquiètes de ce grand nombre de pauvres gens, qui sont âgés, malades ou estropiés, et j’ai été prié de chercher dans ma tête ce que l’on pourrait faire pour soulager la nation d’une si lourde charge. Mais je ne suis pas le moins du monde embarrassé àce sujet, car il est bien connu qu’ils meurent et pourrissent chaque jour de froid et de faim, de saleté et de vermine, aussi vite qu’on peut raisonnablement s’y attendre. Et quant aux jeunes journaliers, leur état aujourd’hui donne presque autant d’espérance : ils ne trouvent pas d’ouvrage et par conséquent dépérissent faute de nourriture, àun degré tel que si, par hasard, on leur confie le plus simple travail, ils n’ont pas la force de le faire ; et ainsi le pays et eux-mêmes sont heureusement délivrés des maux àvenir.

Cette digression est trop longue, et je reviens àmon sujet. Je crois que les avantages de ma proposition sont évidents et nombreux, ainsi que de la plus haute importance.

Premièrement, comme je l’ai déjàfait observer, elle diminuerait considérablement le nombre des papistes dont nous sommes inondés tous les ans, car ce sont les plus grands faiseurs d’enfants de la nation, aussi bien que ses plus dangereux ennemis ; et s’ils restent au pays, c’est afin de livrer le royaume au Prétendant, espérant profiter de l’absence de tant de bons protestants, qui ont mieux aimé s’expatrier que de rester chez eux et de payer la dîme àun curé épiscopal contre leur conscience.

Deuxièmement. Les plus pauvres tenanciers auront quelque chose àeux que la justice pourra saisir et affecter au payement de la rente de leur propriétaire, leur blé et leur bétail étant déjàsaisis et l’argent une chose inconnue.

Troisièmement. Attendu que l’entretien de cent mille enfants de deux ans et au-dessus ne peut être évalué àmoins de dix shillings par tête et par année, l’avoir de la nation s’accroîtra par làde cinquante mille livres par an, outre le profit d’un nouveau plat introduit sur les tables de tous les gens riches du royaume qui ont quelque délicatesse de goà»t ; et l’argent circulera parmi nous, l’article étant entièrement de notre crà» et de notre fabrication.

Quatrièmement. Les producteurs réguliers, outre le gain annuel de huit shillings sterling par la vente de leurs enfants, seront quittes de leur entretien après la première année.

Cinquièmement. Cet aliment amènera aussi beaucoup de consommateurs aux tavernes, où les cabaretiers auront certainement la précaution de se procurer les meilleures recettes pour l’accommoder dans la perfection, et, conséquemment, auront leurs maisons fréquentées par tous les beaux messieurs qui s’estiment fort justement en raison de leurs connaissances en cuisine ; et un cuisinier habile, qui sait comment ou engage ses hôtes, saura bien rendre celle-ci aussi coà»teuse qu’il leur plaira.

Sixièmement. Ce serait un grand stimulant au mariage, que toutes les nations sensées ont encouragé par des récompenses ou imposé par des lois et des pénalités. Cela augmenterait le soin et la tendresse des mères pour leurs enfants, lorsqu’elles seraient sà»res d’un établissement pour ces pauvres petits, soutenus en quelque chose aux frais et au profit du public. Nous verrions une honnête émulation entre les femmes mariées àqui apporterait au marché l’enfant le plus gras [4]. Les hommes deviendraient aussi aux petits soins pour leurs femmes en état de grossesse qu’ils le sont aujourd’hui pour leurs juments, leurs vaches et leurs truies prêtes àmettre bas, et ils ne les menaceraient plus ni du poing ni du pied (comme ils en ont trop souvent l’habitude), de peur d’avortement.

On pourrait énumérer bien d’autres avantages. Par exemple, l’addition de plusieurs milliers d’animaux ànotre exportation de bÅ“uf en baril, la consommation plus abondante de la chair de porc, et un perfectionnement dans la manière de faire de bon lard, dont nous manquons si fort, par suite de la grande destruction des cochons de lait, qui se servent trop souvent sur notre table, et qui ne sont nullement comparables, comme goà»t et comme magnificence, àun enfant d’un an, gras et d’une belle venue, qui, rôti tout entier, fera une figure considérable àun repas de lord-maire, ou àtout autre festin public. Mais cela et beaucoup d’autres choses, je n’en parle pas, tenant àêtre bref.

En supposant qu’un millier de familles de cette ville achèteraient régulièrement de la viande d’enfant, indépendamment de ce qui s’en consommerait dans les parties de plaisir, particulièrement aux noces et baptêmes, je calcule que Dublin en prendrait environ vingt mille par an, et le reste du royaume (où probablement il se vendrait un peu meilleur marché), les quatre-vingt mille autres.

Je ne prévois aucune objection possible àma proposition, àmoins qu’on n’allègue que le chiffre de la population en sera fort abaissé. Ceci, je l’avoue franchement, et c’est même une des principales raisons pour lesquelles je l’ai faite. Je prie le lecteur d’observer que mon remède n’est destiné qu’àce seul et unique royaume d’Irlande, et àaucun autre qui ait jamais existé ou qui puisse, je crois, jamais exister sur la terre. Qu’on ne me parle donc pas d’autres expédients : de taxer nos absentees àcinq shillings par livre ; de n’acheter ni vêtements, ni meubles qui ne soient de notre crà» et de nos fabriques ; de rejeter complètement les matières et instruments qui encouragent le luxe étranger ; de guérir nos femmes des dépenses qu’elles font par orgueil, par vanité, par oisiveté et au jeu ; d’introduire une veine d’économie, de prudence et de tempérance ; d’apprendre àaimer notre pays, ce qui nous manque bien plus qu’aux Lapons même et aux Topinambous ; de cesser nos animosités et nos factions, et de ne plus faire comme les Juifs, qui s’égorgeaient les uns les autres au moment même où on prit leur ville ; de prendre un peu plus garde de ne pas vendre notre pays et notre conscience pour rien ; d’enseigner aux propriétaires àavoir au moins un degré de miséricorde pour leurs tenanciers ; enfin, de faire entrer un peu d’honnêteté, d’industrie et de savoir-faire dans l’esprit de nos boutiquiers qui, si la résolution pouvait être prise de n’acheter que nos marchandises, s’entendraient immédiatement pour nous tromper et nous rançonner sur le prix, la mesure et la qualité, et n’ont jamais pu encore se décider àfaire une honnête proposition de trafic loyal, malgré de fréquentes et vives invitations.

C’est pourquoi, je le répète, que personne ne me parle de ces expédients et autres semblables, jusqu’àce qu’il ait au moins quelque lueur d’espoir qu’on essayera de tout cœur et sincèrement de les mettre en pratique.

Mais, quant àmoi, las de voir offrir, depuis maintes années, une foule de futiles et oiseuses visions, je désespérais entièrement du succès, lorsque je suis tombé par bonheur sur cette proposition, qui, outre qu’elle est tout àfait neuve, a quelque chose de solide et de réel, n’entraîne aucune dépense et exige peu de soins, est tout àfait dans nos moyens, et ne nous expose nullement àdésobliger l’Angleterre. Car cette sorte de denrée ne supporte pas l’exportation, cette viande étant d’une consistance trop tendre pour rester longtemps dans le sel, quoique peut-être je puisse nommer un pays qui ne demanderait pas mieux que de manger notre nation tout entière sans cet assaisonnement.

Après tout, je ne suis pas tellement coiffé de mon idée que je rejette toute proposition, faite par des hommes sensés, qui serait jugée aussi innocente et peu coà»teuse, aussi facile et efficace. Mais avant qu’on en mette une de cette espèce en concurrence avec la mienne, et qu’on en présente une meilleure, je désire que son auteur, ou ses auteurs, veuillent bien considérer mà»rement deux points : premièrement, dans la condition où sont les choses, comment ils seront en état de trouver le vivre et le couvert pour cent mille bouches et dos inutiles ; et, deuxièmement, comme il existe dans ce royaume un million de créatures àfigure humaine que tous leurs moyens de subsistance mis en commun laisseraient en dette de deux millions de livres sterling, ajoutant ceux qui sont mendiants de profession àla masse de fermiers, cottagers et journaliers avec femmes et enfants, qui sont mendiants de fait, j’invite les hommes politiques àqui mon ouverture déplaira, et qui auront peut-être la hardiesse de tenter une réponse, àdemander d’abord aux parents de ces mortels, si, àl’heure qu’il est, ils ne regarderaient pas comme un grand bonheur d’avoir été vendus pour être mangés àl’âge d’un an, de la façon que je prescris, et d’avoir évité par làtoute la série d’infortunes par lesquelles ils ont passé, et l’oppression des propriétaires, et l’impossibilité de payer leur rente sans argent ni commerce, et le manque de moyens les plus ordinaires de subsistance ainsi que d’un toit et d’un habit pour les préserver des intempéries du temps, et la perspective inévitable de léguer un tel sort, ou des misères encore plus grandes, àleur postérité jusqu’àla consommation des siècles.

Je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai pas le moindre intérêt personnel àpoursuivre le succès de cette œuvre nécessaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches. Je n’ai plus d’enfant dont je puisse me proposer de tirer un sou, le plus jeune ayant neuf ans, et ma femme n’étant plus d’âge àen avoir.

[/ Jonathan Swift, 1729. /]

[Brochure éditée par Ravage Editions, mai 2017.]


[1Dublin.

[2Ceux qui ont une chaumière àeux.

[3Cette anecdote est empruntée àla Description de l’île Formose, par ce très-extraordinaire imposteur George Psalmanazar, qui passa pendant quelque temps pour un natif de cette lointaine contrée. Il publia plus tard une rétractation de ses mensonges, avec beaucoup de témoignages de contrition, mais où perçait une rancune fort naturelle contre ceux qui l’avaient démasqué. Voici la traduction du passage auquel il est fait allusion dans le texte : « Nous mangeons aussi la chair humaine, ce qui, j’en suis convaincu maintenant, est une coutume barbare, quoique nous ne la pratiquions que sur nos ennemis déclarés, tués ou pris sur le champ de bataille, ou bien sur les malfaiteurs légalement exécutés. La chair de ceux-ci est notre plus grande friandise, et quatre fois plus chère que la viande la plus rare et la plus délicieuse . Nous l’achetons de l’exécuteur, car les corps de tous les condamnés àla peine capitale sont ses profits. Aussitôt que le criminel est mort, il coupe son corps en morceaux, en exprime le sang et fait de sa maison un étal pour la chair d’homme et de femme, où viennent acheter tous ceux qui en ont le moyen. Je me souviens qu’il y a une dizaine d’années, une grande, fraîche, jolie et grasse jeune fille d’environ dix-neuf ans, dame d’atours de la reine, fut reconnue coupable de haute trahison, pour avoir voulu empoisonner le roi ; en conséquence, elle fut condamnée àsubir la plus cruelle mort qu’on pourrait inventer, et sa sentence fut d’être mise en croix et tenue vivante aussi longtemps que possible. La sentence fut mise àexécution ; lorsqu’elle s’évanouissait de douleur, le bourreau lui donnait des liqueurs fortes, etc., pour la ranimer. Le sixième jour elle mourut. Ses longues souffrances, sa jeunesse et sa bonne constitution rendirent sa chair si tendre, si délicieuse et d’un tel prix, que l’exécuteur la vendit pour plus de huit tailles, car il y avait une telle presse àce marché inhumain, que des gens du grand monde s’estimaient heureux s’ils parvenaient àen acheter une ou deux livres.  » Londres, 1705, p. 112.

[4Cela s’est vu dernièrement aux États-Unis. Il est vrai que c’était dans un but plus frivole.