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Les Favoris de Midas

Par Jack London (1901)

jeudi 31 mai 2018

Wade Atsheler s’est suicidé.
Prétendre que cet événement surprit le petit clan des gens qui le connaissaient serait mensonge ; pourtant, jamais aucun de ses intimes, dont j’étais, n’eà»t pu prévoir un tel acte. Nous y étions plutôt préparés par une sorte d’incompréhensible subconscience. Avant sa réalisation, sa seule possibilité n’effleura jamais notre esprit ; mais après, il nous sembla que nous le comprenions et l’avions toujours envisagé ; en analysant rétrospectivement les faits, nous en trouvions même l’explication dans ses profonds ennuis. J’emploie àdessein l’expression : « profonds ennuis  ».

Jeune, beau, pourvu d’une situation stable où il agissait en qualité de bras droit d’Eben Hale, le magnat des tramways, il ne pouvait, àaucun titre, se plaindre de la chance. Pourtant nous avions vu son front se plisser et se rider comme sous un souci tenace ou un chagrin rongeur. Nous avions vu son épaisse chevelure noire s’éclaircir et grisonner, comme le tendre gazon grille et se dessèche sous les cieux impitoyables. Pourrions-nous oublier les crises de tristesse auxquelles il se laissait aller au milieu même des spectacles gais que, vers la fin, il recherchait avec une ardeur de plus en plus marquée ? À ces moments-là, tandis que les répliques s’enchaînaient et rebondissaient, brusquement, sans raison apparente, ses yeux perdaient leur éclat et ses sourcils se fronçaient : les poings crispés et le visage convulsé par les spasmes d’une douleur intérieure, on eà»t dit qu’il luttait contre un danger inconnu, sur le bord d’un précipice. Jamais il ne faisait allusion àses tracas et la discrétion nous interdisait de l’interroger. Du reste, l’eussions-nous fait et eà»t-il consenti àparler, nous n’aurions pu lui venir en aide. Après la mort d’Eben Hale, dont il était le secrétaire privé, et plutôt même son fils d’adoption et son associé en affaires, nous cessâmes de le voir parmi nous. Non pas, je le sais maintenant, que notre société lui déplà»t, mais ses ennuis s’étaient accrus au point qu’il lui était impossible de les oublier en notre compagnie et de se mettre au diapason de notre bonheur. À l’époque, le motif d’une telle attitude nous échappait. En effet, àla lecture du testament d’Eben Hale, le monde apprit que le vieillard l’instituait l’unique héritier de ses nombreux millions, en stipulant expressément que cette immense fortune lui appartenait intégralement et sans restriction dans son emploi. Pas un iota des biens immobiliers, pas un sou d’argent liquide n’allait àla parenté. Mais une clause surprenante, concernant les héritiers directs, spécifiait que Wade Atsheler devait remettre àla veuve, aux fils et aux filles d’Eben Hale, telles sommes qu’il jugerait àpropos et aux dates qui lui paraîtraient convenables. Si quelque scandale s’était produit dans la famille du vieillard, si ses enfants s’étaient livrés àdes écarts de conduite, on eà»t pu trouver une apparence de raison àun acte aussi extraordinaire. Mais le bonheur domestique d’Eben Hale était proverbial dans le pays et il eà»t fallu chercher loin et longtemps avant de rencontrer des jeunes gens plus honnêtes, plus droits, plus corrects que ses fils et ses filles. Quant àsa femme, eh bien, ses amis intimes l’appelaient amicalement « La mère des Gracques  » [1].

Depuis seulement quelques jours, Eben Hale repose dans le mausolée de marbre digne de sa situation, et voilàque Wade Atsheler est mort. Les journaux en annonçaient la nouvelle ce matin. Le facteur vient de m’apporter une lettre de lui, mise évidemment àla poste une heure àpeine avant qu’il se précipitât dans l’éternité. Cette missive est là, sous mes yeux. C’est un récit, tracé de sa propre main, reliant de nombreuses coupures de journaux et des fac-similés de lettres, dont, me dit-il, les originaux sont entre les mains de la police. Il me prie aussi, de mettre en garde la société contre le plus effrayant et le plus diabolique des dangers qui menace son existence même, en faisant connaître àtous la terrible série de drames dans laquelle, àson corps défendant, il s’est trouvé impliqué. Voici, du reste, le texte complet de cette sorte de testament.

« Ce fà»t en aoà»t dernier, juste après mon retour de vacances, que le coup nous fut asséné. Sur le moment, nous n’en eà»mes pas conscience : nos esprits n’avaient pas encore appris àse préparer àdes éventualités aussi effroyables. M. Hale décacheta la lettre, y jeta un coup d’œil et la lança sur mon bureau en riant ; je la lus et fis de même, en ajoutant : « Macabre plaisanterie, monsieur Hale, et d’un goà»t plutôt douteux.  » Ci-joint, mon cher John, copie de la lettre en question.

Bureau des F. de M.

[/17 Aoà»t.../]


Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.

Cher Monsieur,

Nous vous prions de réaliser la portion de vos vastes propriétés nécessaire pour en obtenir vingt millions de dollars en espèces. Vous voudrez bien verser cette somme ànous ou ànos agents et remarquer que nous ne spécifions aucune date, car il n’est pas dans nos intentions de vous forcer àagir avec précipitation. Vous pourrez même, si ce mode vous convient mieux, nous régler en dix, quinze ou vingt versements ; nous, il nous est impossible d’accepter des acomptes inférieurs àun million.

Veuillez croire, cher monsieur Hale, que c’est sans le moindre esprit d’animosité que nous vous appliquons cette mesure. Nous appartenons àce prolétariat intellectuel dont les effectifs toujours croissants marquent en lettres rouges les derniers jours de l’époque actuelle.

Après une étude approfondie des questions économiques, nous avons décidé de nous consacrer àun genre de spéculation très avantageux, nous permettant d’effectuer de vastes et lucratives opérations sans risquer le moindre capital.

Jusqu’àprésent, le succès nous a souri et nous espérons que nos relations d’affaires avec vous se poursuivront de manière agréable et satisfaisante. Nous sollicitons de vous un instant d’attention pour nous permettre de vous exposer notre point de vue de façon plus circonstanciée.

Le présent système social est basé sur le droit de propriété. Et, en dernière analyse, il ressort que ce droit de l’individu àdétenir une parcelle de la propriété repose entièrement et uniquement sur le Pouvoir. Les Chevaliers en cottes de mailles de Guillaume le Conquérant s’approprièrent et se partagèrent l’Angleterre àcoups d’épée. Il en fut de même, vous nous l’accorderez, certainement, pour toutes les propriétés féodales. Avec l’invention de la vapeur et la révolution industrielle naquit la classe capitaliste, au sens moderne de ces mots. Les capitalistes se dressèrent promptement au-dessus de l’ancienne noblesse. Les capitaines de l’Industrie ont, pratiquement, exproprié les descendants des capitaines guerriers. Ce n’est plus le muscle, mais l’esprit qui triomphe dans la lutte actuelle pour l’existence. Mais cet état de choses n’en est pas moins basé sur le Pouvoir, dont la qualité seule a changé. Autrefois, les barons féodaux ravageaient le monde par le fer et par le feu ; de nos jours, les barons de la finance exploitent le monde en dominant et en employant contre lui ses forces économiques. C’est l’esprit qui règne et non plus le muscle et les mieux qualifiés pour survivre sont les hommes forts au sens intellectuel et commercial.

Nous, les F. de M., refusons de devenir des esclaves salariés. Les grands trusts et les compagnies commerciales (parmi lesquels vous comptez) nous interdisent de nous élever aux situations pour lesquelles notre intelligence nous qualifie. Pourquoi ? Parce que nous sommes dépourvus de capitaux. Nous appartenons àla classe des mains noires, mais avec cette différence : nos cerveaux sont de la première qualité et dans l’ordre moral ou social nous ne connaissons aucun scrupule imbécile. En tant qu’esclaves salariés, peinant de l’aube àla nuit et vivant chichement, nous n’aurions pu, en soixante ans — ni même en vingt fois ce temps — réunir la somme nécessaire pour entrer en lutte avec chance de succès contre les masses de capitaux qui existent actuellement. Pourtant, nous entrons dans la lice et jetons le gant au capital mondial. Bon gré, mal gré, il lui faudra combattre.

Monsieur Hale, nos intérêts nous prescrivent de vous demander vingt millions de dollars. Nous sommes suffisamment avisés pour vous accorder un délai raisonnable, vous permettant d’effectuer la transaction, mais veuillez ne point trop tarder. Quand vous aurez accepté nos conditions, faites insérer un avis approprié dans la colonne des annonces du « Courrier du Matin  ». Nous vous donnerons alors les indications utiles pour le virement de la somme susdite. Il serait préférable que ce fà»t avant le Ier octobre. Si vous négligez de le faire, nous tuerons un homme àcette date dans la 39e rue de l’Est, afin de vous montrer qu’il ne s’agit pas làd’une plaisanterie. La victime sera un ouvrier. Vous ne le connaissez pas, nous non plus. Vous représentez une force de la société moderne et, nous, une autre — une nouvelle. Sans colère et sans méchanceté nous entrons dans la mêlée. Nous sommes simplement des hommes d’affaires, vous ne tarderez pas àle comprendre. Vous êtes la meule supérieure d’un moulin ; nous, celle du dessous : la vie de cet homme sera écrasée entre nous. Vous pouvez l’épargner si vous accédez àtemps ànos conditions.

Il y eut jadis un roi frappé de la malédiction de l’or.

Nous avons choisi son nom pour établir notre désignation officielle [2]. Quelque jour, nous la ferons enregistrer pour nous protéger contre la concurrence. Nous avons l’honneur d’être, etc.
Les Favoris de Midas.

Convenez-en, mon cher John, comment n’aurions-nous pas ri d’une communication aussi absurde ? Le principe en était bien conçu, nous devions le reconnaître, mais il était trop grossier pour que nous le prissions au sérieux. M. Hale garda la lettre àtitre de curiosité épistolaire. Il la glissa dans un casier et nous en oubliâmes aussitôt l’existence. Mais le Ier octobre, nous lisions le billet qui suit, envoyé par le courrier du matin :

Bureau des F. de M.

[/1er octobre…/]


Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.

Cher Monsieur,

Votre victime a subi son destin. Il y a une heure, dans la 39e rue de l’Est, un travailleur a été frappé d’un coup de couteau en plein cœur, avant que vous lisiez la présente, son corps sera exposé àla morgue. Allez contempler votre œuvre.

Le 14 octobre, comme preuve de notre sincérité, en cette affaire, et au cas où vous ne fléchiriez point, un policeman sera tué au coin de Polk Street et de Clermont Avenue, ou àproximité.

Très cordialement.

[/Les Favoris de Midas./]


M. Hale se remit àrire. L’esprit occupé d’un projet de contrat avec une société de Chicago qui désirait acquérir tous les tramways qu’il possédait dans cette ville, il continua de dicter àsa sténographe, sans plus penser àla lettre. Quant àmoi, je me sentis fortement déprimé. « Et si ce n’était pas une blague ?  » me disais-je, et presque malgré moi je consultai le journal du matin. Je lus, jetées dans un coin, àcôté d’une annonce pharmaceutique, une pauvre demi-douzaine de lignes, jugées suffisantes pour un obscur représentant de la classe inférieure.

« Ce matin, peu après cinq heures, dans la 39e rue de l’Est, un ouvrier du nom de Pète Lascalle, se rendant àson travail, a été frappé d’un coup de poignard au cÅ“ur par un inconnu qui s’est échappé en courant. La police n’a pu découvrir aucun motif àce meurtre.  » « Impossible !  » s’écria M. Hale, quand je lui eus fait part de l’entrefilet ; toutefois, la pensée de cet incident l’obséda, car, plus tard, dans la matinée, il me commanda, en s’accablant d’injures pour sa propre sottise, d’avertir la police. On me reçut avec force moqueries dans le bureau privé de l’Inspecteur : pourtant, j’en sortis avec la promesse qu’une enquête serait ouverte et les rondes doublées, dans la nuit indiquée, aux alentours de Polk Street et de Clermont Avenue. L’affaire en resta là, quand, les deux semaines écoulées, la note ci-après nous parvint par la poste :

Bureau des F. de M.

[/15 octobre…/]


Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.

Cher Monsieur,

Votre seconde victime est tombée àla date de l’échéance. Nous ne sommes pas pressés ; mais pour accentuer notre action, nous tuerons dorénavant une fois par semaine. En vue de nous protéger contre l’ingérence de la police, nous vous ferons part de l’événement juste avant son exécution ou àl’instant même où elle aura lieu. Souhaitant que la présente vous trouvera en bonne santé, nous sommes,
[/Les Favoris de Midas./]

Cette fois, M. Hale saisit le journal et, après une courte recherche, me lut cet article :
Un lâche assassinat.

« Joseph Donahue, désigné pour un service de rondes dans le IIe district, a été, atteint, vers minuit, d’une balle dans la tête et tué sur le coup. Le crime a été commis en pleine lumière, au coin de Polk Street et de Clermont Avenue. Notre société est réellement précaire si ceux qui y assurent l’ordre peuvent être ainsi assassinés ouvertement et sans motif. Jusqu’àprésent, la police n’a pu recueillir le moindre renseignement.  »

À peine achevait-il que la police arriva — en l’espèce, l’inspecteur, accompagné de deux de ses plus fins limiers. L’inquiétude se lisait sur leurs visages. Malgré la simplicité des faits et leur nombre restreint, nous parlâmes longtemps, retournant l’affaire sur toutes ses faces. Bref, en nous quittant, l’inspecteur nous assura que tout serait bientôt éclairci et les meurtriers sous les verrous. En attendant, il estimait opportun de détacher des agents pour protéger M. Hale et moi-même, ainsi que pour veiller constamment sur la maison et ses dépendances.

Au bout d’une semaine, àune heure de l’après-midi, nous reçà»mes le télégramme ci-après :

Bureau des F. de M.

[/21 octobre…/]


Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.

Cher Monsieur,

Nous regrettons de constater àquel point vous avez mal interprété nos intentions. Vous avez trouvé expédiant d’environner votre personne et votre maison de gardes armés, comme si, vraiment, vous aviez affaire àde vulgaires criminels, capables de se ruer sur vous pour vous arracher par la violence vos vingt millions. Croyez-le, tel n’est pas notre dessein, loin de là !

Réfléchissez un instant, de sang-froid, et vous comprendrez bientôt que votre vie nous est précieuse. Pour rien au monde, nous ne voudrions qu’un accident vous arrivât ; notre politique consiste àvous entourer des soins les plus assidus et àvous préserver de tout mal. Votre mort n’offre pour nous aucun intérêt. Au cas contraire, soyez assuré que nous n’hésiterions pas un instant àvous supprimer. Réfléchissez-y, monsieur Hale. Quand vous nous aurez payé la somme fixée, vous aurez besoin de réaliser des économies. Pour le moment, licenciez votre garde et réduisez vos frais.

Dans les dix minutes qui suivront l’instant où vous recevrez la présente, une jeune nurse aura été étranglée dans le parc de Brent-wood. On trouvera son corps dans les massifs en bordure du sentier vers la gauche, àpartir du kiosque de la musique.

Cordialement àvous.

[/Les Favoris de Midas./]


M. Hale sauta sur le téléphone pour prévenir l’inspecteur du meurtre imminent.

L’inspecteur, sans tarder, avisa le poste de police F, de son service, d’envoyer des hommes au lieu désigné. Un quart d’heure plus tard, il nous avisait que le cadavre avait été découvert, encore chaud. Ce soir-là, les journaux parurent avec d’énormes manchettes évoquant Jack l’Étrangleur ; ils proclamaient la cruauté d’un tel crime et attaquaient l’incurie de la police. Nous nous étions enfermés avec l’inspecteur, qui nous demandait àtout prix de garder le secret. Le succès, disait-il, dépendait de la discrétion.

Ainsi que vous le savez, John, M. Hale était un homme de fer. Il refusa de se rendre. Mais, John, peut-on imaginer quelque chose de plus horrible, que cette force aveugle qui frappait dans les ténèbres ? Incapables de la combattre et prévoir ses desseins, nous ne pouvions que nous croiser les bras et attendre. Et chaque semaine, aussi inéluctablement que le soleil se lève, nous parvenait la notification, suivie d’effet, de la mort d’une personne innocente, homme ou femme, d’un assassinat dont nous nous sentions aussi coupables que si nos propres mains l’avaient accompli. Un seul mot de M. Hale et le massacre prenait fin. Il s’endurcissait le cÅ“ur et attendait, mais ses traits se creusaient, sa bouche et ses yeux devenaient plus sévères et plus durs et son visage vieillissait àvue d’œil. Il est superflu de parler de ce que j’endurai pendant cette effroyable période. Vous trouverez ci-inclus les lettres et les télégrammes des F. de M., les articles des journaux, etc., relatifs àcette série d’assassinats.

Vous remarquerez en particulier, mon cher John, les lettres informant M. Hale de certaines manÅ“uvres de ses adversaires commerciaux et de mouvements secrets de capitaux. Les F. de M. semblaient avoir le doigt sur le pouls même du monde financier et commercial. Ils s’emparaient, pour nous les communiquer, de renseignements que nos propres agents s’avéraient impuissants àobtenir. Une note opportune qu’ils nous firent tenir àun moment critique évita àM. Hale une perte de cinq millions.

Une autre fois, ils nous envoyèrent un télégramme qui certainement sauva la vie àmon patron, menacé par un fou anarchiste. Nous pà»mes nous emparer de l’homme àson arrivée : livré àla police, il fut trouvé porteur d’un explosif puissant, tout nouveau et en quantité suffisante pour faire sombrer un cuirassé.

Nous nous obstinâmes. M. Hale y était résolu. Nous déboursions en moyenne cent mille dollars par semaine pour notre police secrète. Nous nous étions assuré les services de Pinkerton et d’agences innombrables de détectives privés et des milliers d’autres gens émargeaient ànotre caisse. Nos agents fourmillaient partout, sous tous les déguisements, et pénétraient dans tous les millieux de la société. Ils s’attachèrent àune multitude de pistes : plusieurs centaines de suspects furent arrêtés, et àcertains moments notre surveillance s’exerça sur des milliers de personnages douteux, sans aucun résultat appréciable. À chaque instant, les F. de M. changeaient leur mode de correspondance. Chacun de leurs messagers, aussitôt appréhendé, était inévitablement reconnu innocent de toute complicité et les signalements des personnes qui les avaient envoyés ne concordaient jamais.

Le dernier jour de décembre cet avis nous parvint :

Bureau des F. de M.

[/31 décembre…/]


Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.

Cher Monsieur,

Fidèles ànotre ligne de conduite avec laquelle, nous l’espérons, vous êtes maintenant familiarisé, nous vous prions de vouloir bien noter que nous nous disposons àdélivrer son passeport, pour quitter cette vallée de Larmes, àl’inspecteur Bying que vous connaissez si bien, grâce ànotre intervention. D’habitude, il se trouve àcette heure dans son bureau. À l’instant où vous lisez la présente, il rend son dernier soupir.

Cordialement àvous.

[/Les Favoris de Midas./]


Je laissai tomber la lettre et saisis le téléphone. Grand fut mon soulagement en entendant la voix joviale de l’inspecteur. Mais, tout àcoup, cette voix se transforma dans le récepteur en un soupir, une sorte de gargouillement et je perçus vaguement le bruit de la chute d’un corps. Alors une voix inconnue m’appela, m’adressa les civilités des F. de M. et la communication fut coupée.

Sur le champ, je me mis en communication avec la Police Centrale, demandant qu’on courà»t sans tarder au secours de l’inspecteur. Je gardai la ligne, et, quelques minutes après, j’appris qu’on l’avait trouvé baigné dans son sang et expirant. On ne put trouver trace du meurtrier.

À la suite de cet événement, M. Hale décupla le service de surveillance, jusqu’ày consacrer chaque semaine le quart d’un million. Résolu àgagner la partie, il offrit des récompenses atteignant le chiffre de dix millions. Vous possédez un bon aperçu de sa fortune et vous pouvez comprendre àquel point il la mettait àcontribution. Il combattait pour le principe, affirmait-il, et non pour l’argent. Ses actes prouvaient amplement la noblesse de ses mobiles. La police de toutes les grandes villes travaillait avec nous ; le gouvernement même des États-Unis intervint, si bien que l’affaire s’éleva au rang d’une des plus importantes de l’État. Certains fonds disponibles de la nation furent consacrés àdémasquer les F. de M. et tous les fonctionnaires y furent intéressés. Tout demeura inutile. Les Favoris de Midas poursuivaient sans entraves leur Å“uvre diabolique, agissant àleur guise et frappant infailliblement.

Dans ce combat sans merci, M. Hale ne pouvait laver ses mains du sang qui les rougissait. Un meurtrier au sens absolu du terme, non, et un jury, composé de ses pairs, n’eà»t pu le condamner ; il n’en était pas moins responsable de la mort de chacune des victimes. Un mot de lui, comme je l’ai déjàdit, et le massacre prenait fin. Mais ce mot, il se refusait àle prononcer. Le principe même de la Société se trouvait en péril ; il n’était pas assez lâche pour abandonner son poste et, selon lui, l’équité la plus manifeste ordonnait le sacrifice de quelques-uns pour le bien final du plus grand nombre. Le sang versé n’en retombait pas moins sur sa tête et il sombrait de plus en plus dans le chagrin. De mon côté, l’idée d’une complicité coupable m’accablait. Des enfants, des vieillards étaient impitoyablement sacrifiés, non seulement dans notre ville, mais par tout le pays.

À la mi-février, un soir que nous nous tenions dans la bibliothèque, un coup sec retentit sur la porte. J’allai ouvrir et ramassai sur le tapis du couloir la missive ci-après :

Bureau des F. de M.

[/15 février…/]


Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.

Cher Monsieur,

Votre âme ne gémit-elle pas àla pensée de la moisson rouge qu’elle récolte ? Peut-être avons-nous été trop abstraits dans la conduite de nos affaires. Désormais, montrons-nous plus concrets.

Miss Adélaïde Laidlaw est, paraît-il, une jeune fille de talent, aussi bonne que belle. Elle est la fille de votre vieil ami, le Juge Laidlaw, et, d’après nos renseignement, lorsqu’elle était enfant, vous l’avez portée dans vos bras. C’est l’amie intime de votre propre fille, chez qui elle se trouve en ce moment. Quand vos yeux auront lu ce message, sa visite aura pris fin.

Très cordialement.

[/Les Favoris de Midas./]


Mon Dieu ! Pouvions-nous un instant nous méprendre sur la terrible portée de ces mots ! Nous nous élançâmes vers la chambre de la jeune fille. La porte en était fermée, mais nous l’enfonçâmes. La malheureuse, toute parée pour l’Opéra, gisait sur le parquet, étouffée sous les oreillers arrachés àson lit. Son visage conservait encore la rougeur de la vie, son corps, sa tiédeur et sa souplesse. Je n’en dirai pas davantage. Vous vous rappelez sà»rement, John, ce qu’ont écrit les journaux de cet événement épouvantable.

À une heure fort avancée de la nuit, M. Hale me fit appeler et m’adjura solennellement, devant Dieu, de continuer àl’assister et de ne pas transiger, dussent parents et amis le payer de leur existence.

Le lendemain, je fus étonné de son entrain. Je m’attendais àle voir déprimé par cette dernière tragédie — je devais bientôt apprendre àquel point elle l’avait touché. Toute la journée, il se montra insouciant et fougueux comme s’il avait enfin découvert une issue àcette effroyable situation.

Le lendemain matin, nous le trouvâmes mort dans son lit — asphyxié. Son visage, creusé par les soucis, s’éclairait d’un paisible sourire. Après entente avec la police et les autorités, sa mort fut attribuée àune maladie de cÅ“ur. Nous crà»mes sages de cacher la vérité au public ; mais cela n’a pas servi àgrand-chose.

À peine avais-je quitté la chambre mortuaire que parvint, trop tard évidemment, la lettre stupéfiante que voici :

Bureau des F. de M.

[/17 février…/]


Monsieur Eben Hale, Baron de la Finance.

Cher Monsieur,

Nous espérons que vous voudrez bien excuser notre importunité, si près du triste accident d’avant-hier, mais la communication que nous désirons vous faire présente la plus grande importance. Sans doute essayez-vous de nous échapper. Il n’existe qu’un seul moyen et vous l’avez probablement déjàdécouvert. Mais nous vous informons que même ce moyen serait inopérant. Vous pouvez mourir, mais ce sera vaincu et en avouant votre défaite. Remarquez ceci : Nous constituons une partie intégrante de ce qui vous appartient. Nous passons avec vos millions àvos héritiers et ayants droit, àperpétuité.

Nul ne peut nous éviter. L’iniquité industrielle et sociale aboutit ànous. Nous nous retournons contre la Société qui nous a créés. Nous sommes la faillite heureuse de notre époque, la calamité d’une civilisation avilie.

Créatures de choix de la perversité sociale, nous opposons la force àla force. Seuls les forts les plus aptes survivront. Vous avez piétiné vos esclaves salariés et vous avez survécu. Les capitaines de guerre ont, àvotre commandement, abattu vos ouvriers comme des chiens, dans une vingtaine de grèves sanglantes. C’est par de tels moyens que vous avez pu résister. Nous n’épiloguerons pas sur ce résultat car nous reconnaissons la même loi naturelle et y puisons notre existence. Mais, àprésent, une question se pose : Étant donné les conditions sociales actuelles, lequel de nous survivra ? Nous croyons être les mieux qualifiés. Vous nourrissez le même espoir en ce qui vous concerne. Laissons au temps et àla loi le soin de trancher la question.

Cordialement àvous.

[/Les Favoris de Midas./]


Comprenez-vous maintenant, John, pour quelles raisons je fuyais les plaisirs et évitais mes amis ? Mais pourquoi vouloir vous expliquer ? Mon récit n’éclaire-t-il pas suffisamment ma conduite ?

Voilàtrois semaines, Adélaïde Laidlaw est morte, et depuis j’attends, dans l’espoir et la crainte. Avant-hier, le testament de M. Hale a été rendu public. Aujourd’hui, j’ai été averti qu’une femme de la classe moyenne serait tuée dans le Parc de la Porte d’Or, àSan Francisco. Les journaux de ce soir reproduisent des dépêches donnant les détails de ce meurtre odieux — détails confirmant ceux que je connaissais déjà.

Inutile de vouloir lutter contre l’inévitable. Fidèle aux intérêts de M. Hale, j’ai travaillé avec zèle. Pourquoi en ai-je été récompensé de cette manière ? Pourtant, il m’est impossible de trahir mon devoir et de manquer àma parole en cédant aux F. de M. En tout cas, j’ai résolu de n’être plus responsable d’aucune mort.

J’ai légué les millions que je viens de recevoir àleurs possesseurs légitimes. Que les vaillants fils d’Eben Hale pourvoient eux-mêmes àleur salut !

Avant que vous lisiez ma lettre, j’aurai disparu. Les Favoris de Midas sont tout-puissants. La police est désarmée contre eux. J’ai su par elle que d’autres millionnaires se sont vus pareillement rançonnés ou persécutés. On ne les connaît pas tous, car dès que l’un d’eux obéit aux F. de M. il a, par làmême, la bouche cousue. Les autres récoltent maintenant leur moisson rouge. Le gouvernement fédéral n’y peut rien.

Je crois savoir que des organisations correspondantes ont fait leur apparition en Europe. La société est ébranlée jusqu’en sa base. Les nations et les puissances ressemblent àdes branches mortes prêtes pour le bà»cher. La lutte des masses contre les classes dirigeantes est remplacée par celle d’une seule classe contre les autres. Cette classe nous a choisis et nous abat, nous, les artisans du progrès de l’humanité. C’est la faillite de l’ordre et des lois.

L’administration m’a prié de garder le secret sur tout cela… je lui ai obéi jusqu’àprésent, mais je n’en puis plus. La question intéresse maintenant la sécurité publique : elle est grosse des plus terribles conséquences et, avant de quitter ce monde, je ferai mon devoir en dévoilant la vérité. Mon cher John, àcette heure suprême, je vous demande instamment de rendre publique cette confession. Faites-le sans crainte, vous tenez entre les mains le destin de l’humanité. Que la presse en tire des millions d’exemplaires ; que l’électricité la propage autour du globe ; partout où des hommes se rencontrent et parlent, qu’ils en discutent en frémissant de terreur.

Et alors, quand la Société se sera enfin réveillée, qu’elle se dresse dans toute sa puissance et anéantisse cette abomination.

À vous, pour un long au revoir.

[/Wade Atsheler./]


[1Cornélie, fille de Scipion l’Africain, femme de Simpronius Gracchus, mère des Gracques (iie siècle avant J.-C.). Veuve de bonne heure, elle s’acquitta avec un rare talent de sa tâche d’éducatrice, donnant àses fils les meilleurs maîtres, les préparant àla vie politique, formant leur éloquence. On connaît son mot àune dame de Campanie qui étalait devant elle ses magnifiques bijoux : « Voici les miens  », dit-elle en montrant ses fils. (N. d. T.)

[2Midas. Roi légendaire de Phrygie. Propagateur du culte de Dionysos. On contait que ce Dieu lui avait accordé la faveur de changer en or tout ce qu’il toucherait. Ce don lui rendant l’existence impossible, il s’en délivra par un bain dans le Pactole, qui, depuis, roula de l’or. (N. d. T.)