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Domestication

dimanche 24 juin 2018

Robert Waitz, médecin résistant déporté àAuschwitz en 1943, raconte dans De l’Université aux Camps de Concentration que les individus qui avaient le plus de chance de survivre au lager étaient ceux qui avaient fait de la résistance, les communistes, les jeunes ayant fait beaucoup de scoutisme, certains intellectuels àgrande force morale et certains travailleurs manuels, bref « les individus possédant un idéal, ayant l’habitude de la lutte », les rebelles, ou alors ceux et celles qui avaient pu apprendre comment se débrouiller seuls lorsque plongés dans l’adversité et les conditions matérielles difficiles. Quant aux autres – les obéissants, les conformistes, ceux qui ont été bien élevés et bien éduqués, ceux qui exécutaient tous les ordres qu’ils recevaient, ne mangeaient que leur ration et respectaient la discipline au travail et au camp – ceux-la, selon Primo Lévi, ne résistaient rarement plus de trois mois. La société les avait admirablement bien préparés àdevenir de parfaites victimes servant avec zèle et mourant prestement, avant même d’avoir pu embarrasser quiconque.

À notre naissance, nous sommes toutes et tous de petits animaux gluants, hurlants, sauvages et indomptés. Commence alors le long processus de domestication qui fera de nous des individus utiles, productifs, dociles — de la main d’œuvre corvéable àl’envie, des consommateurs assidus, des marchandises àjeter après usage. Le fameux « Terrible Two » est une étape décisive d’intensification de ce processus, comme l’est la crise d’adolescence. Si ces moments sont adéquatement encadrés et réprimés, l’individu deviendra utile àla société — c’est-à-dire, suffisamment dépouillé de lui-même pour être profitable pour ses maîtres.

Ce que nos maîtres veulent, c’est que nous soyons doux, faibles, sans défense – en d’autres mots, que nous soyons des mineurs àperpète. C’est d’ailleurs flagrant pour certaines catégories particulièrement opprimées d’individus, comme jadis les femmes au Québec et encore aujourd’hui les autochtones, pour qui ce statut de mineur est non seulement gravé au fer rouge dans leurs conscience, mais aussi inscrit dans la loi. Des individus forts, indépendants et souverains sont par définition indomptables et inutiles, voire un danger, pour une société hiérarchique basée sur la soumission et l’exploitation. Voilàpourquoi on ne peut échapper àla scolarisation. Voilàpourquoi l’éducation est un processus de domestication et d’infantilisation. Plus vous fréquentez l’école, moins vous serez apte àdevenir un être autonome et indépendant. Plus vous étudiez longtemps, plus les risques sont grands que vous deveniez un enfant perpétuel, un être démuni qui ne survivrait pas longtemps hors de la geôle que les maîtres ont bâti pour lui. Plus vous accepterez d’être ainsi domestiqués, plus vous risquez d’être parfaitement intégrés àcette broyeuse de chair et d’os infernale qu’on désigne sous le nom de société – jusqu’àen devenir, pourquoi pas, un des maîtres.

[Repris du blog d’Anne Archet.]