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Catalogne, 1935 : Quelques mots sur le nationalisme

Par André Prudhommeaux (1935)

vendredi 19 janvier 2018

La presse marxiste reproche aux anarchistes d’Espagne leur trahison envers la cause du « nationalisme catalan  », qui parait-il a été vaincu par leur faute. A cela, deux choses sont àrépondre. La première, que la cause nationaliste n’a et ne saurait avoir aucun rapport avec l’émancipation humaine que poursuivent les anarchistes. La seconde, que cette cause, en ce qui concerne les « nationalités  » (catalane et autres) appartient àune politique morte-née, dont on consent encore àvivre, mais pour laquelle nul ne veut plus mourir.

LA DUPERIE NATIONALISTE

Qu’est-ce que le nationalisme ? La revendication du droit àconstituer un Etat national séparé. Est-ce que la constitution d’un Etat catalan pouvait alléger en quelque mesure que ce soit le fardeau de l’exploitation et de la crise sur les épaules des travailleurs ? Est-ce qu’elle pouvait diminuer le nombre des parasites sociaux, ouvrir de nouveaux débouchés, ou accroître les libertés civiques ? Non, tout au contraire : une nation catalane aurait été infailliblement vassalisée, « portugalisée » par l’impérialisme étranger. Qu’on songe au sort de Cuba, des Philippines, qui se sont donnés un Etat national, et sont tombés dans un esclavage d’autant plus profond qu’il affectait des formes plus hypocrites. En perdant le marché intérieur espagnol, le textile catalan serait tombé dans une situation quasi-coloniale vis-à-vis de la finance française et la bourgeoisie catalane n’ignore pas les restrictions que cette situation comporte. D’autre part, en réalisant le programme « national  » des fascistes de l’Esquera, le prolétariat et la paysannerie catalans auraient rivé àleurs pieds le boulet d’une autorité d’autant plus intolérable qu’elle eà»t été plus proche, plus totale et moins contrebalancée par le jeu des oppositions de partis.
A qui le nationalisme catalan pouvait-il profiter, matériellement ou moralement ? A personne, sauf aux gouvernants mêmes de la Généralité, àqui Madrid semblait disposé àfendre l’oreille, et qui auraient trouvé làun moyen unique de sauvegarder leurs prébendes, de renforcer leurs privilèges et d’accroître leur parasitisme. De fait, on a vu le mouvement nationaliste du mois d’Octobre prendre la forme d’un pronunciamento de tous les mercenaires particuliers de la Generalidad (Esquamots, Gardia d’Assalto et Mozos de Escuada). Cela dura jusqu’au moment où la partie s’avérant perdue par le passage du général catalan Batet dans le camp du gouvernement espagnol, tous ces messieurs tournèrent casaque et s’empressèrent de capituler sans même chercher àsauver les apparences.

QUE POUVAIT-ON FAIRE ?

Les ouvriers et les paysans auraient pu tirer du pronunciamento catalan un unique avantage : mettre àprofit les querelles des deux gouvernements de Madrid et de la Généralité pour les renverser tous les deux. Mais pour cela, il aurait fallu que la dispute entre Lerroux et Companys ait été une lutte véritable, et non pas une mascarade. Il aurait fallu également que des armes fussent àla portée des masses populaires, Et, sauf aux Asturies, ce n’était pas le cas. Les gouvernants catalanistes avaient si peu l’intention d’engager une lutte sérieuse contre Lerroux qu’ils avaient refusé des armes et une place au combat, non seulement aux anarchistes, mais encore àl’Alliance socialo-communiste, dont les « troupes  » mises àla disposition de l’autorité nationaliste, furent traités plutôt comme des otages ou des prisonniers que comme des auxiliaires. Tout en se présentant officiellement comme les lutteurs de l’indépendance catalane, les Alliancistes en réalité, firent en Catalogne beaucoup moins de travail que les anarchistes. En définitive les marxistes réalisèrent le désarmement des travailleurs devant le fascisme catalan — et les anarchistes, comme nous le verrons, réussirent àdésarmer le fascisme catalan au profit des travailleurs.

CAPITULATION IDÉOLOGIQUE DES MARXISTES

Lorsque nous disons que les marxistes désarmèrent les prolétaires catalans, nous n’envisageons pas seulement le fait que les « combattants  » alliancistes se virent dépouillés de tout moyen technique de combat et de toute initiative par les soins du gouvernement national, auquel ils avaient prêté hommage. Nous faisons allusion aux idées tout autant qu’aux baïonnettes, car les unes ne sont pas moins nécessaires que les autres pour réaliser une révolution.
L’idée que « notre propre gouvernement est toujours notre ennemi principal  » constitue l’arme idéologique essentielle de toute lutte émancipatrice. A cette idée internationaliste et révolutionnaire, les disciples actuels de Marx et de Lénine ont substitué la proposition contraire, suivant laquelle notre maître direct (ici le gouvernement catalan) est en même temps notre ami et notre soutien dans la lutte contre « l’impérialisme » international, l’oppression du « grand capitalisme  », etc. Lénine lui-même attribue au prolétariat la mission d’être « le plus ardent protagoniste des luttes nationales, et le dernier àrester sur la brèche, si tous les autres font défaut  » [1]. Comme aujourd’hui les bourgeois, àquelque race qu’ils appartiennent, ont abandonné en fait le rôle de Don Quichottes nationaux, pour devenir les hommes d’affaires du capital impérialiste, le prolétariat se trouve investi par les marxistes de la mission suivante : réaliser au prix de son propre sang le programme avorté et failli dont s’affuble encore, (mais seulement en paroles) la partie la plus rétrograde de la bourgeoisie moderne.

LA PRATIQUE DU « LÉNINISME  »

C’est ainsi qu’on a pu lire en 1931 dans la presse communiste « de gauche  », dont le P. C. espagnol adopta plus tard les conceptions tactiques, une résolution éminemment « marxiste  » en faveur de l’autonomie nationale de la Navarre, de la Galice et de la Vascogne (!), sous prétexte que ce programme petit-bourgeois, usé au-delàde la corde, était abandonné des cléricaux eux-mêmes et ne pouvait donc être réalisé que comme programme... d’une dictature du prolétariat ! [2]
On croirait rêver si on ne savait pas que, dans toutes les questions de la politique mondiale — armistice, traité de Versailles, question des dettes, minorités nationales, plébiscites, désarmement, irrédentisme, vassalisation, statut des peuples coloniaux, etc... etc. — la même attitude fut assumée par la III° Internationale, de manière àinféoder partout le mouvement prolétarien àun fascisme national quelconque, àle dépouiller de sa finalité et de son caractère propre et finalement àle jeter pieds et poings liés sous la hache du bourreau. Cette histoire, la III° Internationale l’appelle l’histoire des trahisons de la bourgeoisie turque, allemande, chinoise, hindoue, perse, afghane, lettone, marocaine, bulgare, polonaise, etc... etc... Nous l’appelons, nous, l’histoire des trahisons de la III° Internationale [3].

L’ÉTAT LIBRE, OU L’HOMME LIBRE ?

"Droit des peuples àdisposer d’eux-mêmes". C’est avec de telles paroles que l’on a remis le sort du prolétariat chinois entre les mains d’un Chang-Kaï-Shek, le sort du prolétariat polonais entre les mains d’un Pilsudski, le sort du prolétariat catalan entre celles d’un Dencàs. On savait pourtant, àMoscou, que les théories de ces assassins d’ouvriers étaient purement fascistes, que leurs mains étaient déjàrouges du sang du peuple. On savait que Kemal Pacha, le copain de Staline, croit avoir perdu sa journée s’il n’a pendu quelque « communiste » turc. On savait que Companys avait jeté dans l’illégalité, depuis un an déjà, toutes les organisations syndicalistes de Catalogne, organisant contre leurs militants une véritable campagne de Terreur. Et pourtant, l’on persiste toujours àconsidérer les chauvinistes, leurs pronunciamentos, leurs plébiscites, leurs séparatismes et leurs nationalismes comme les interprètes du « droit des peuples àdisposer d’eux-mêmes  ».
Droit du peuple sarrois àopter entre le choléra tricolore et la peste brune ? Droit du peuple hindou àêtre saigné par ses bonzes et ses radjahs sans le concours de l’autorité anglaise ? Droit du peuple catalan àsubir la matraque des chemises vertes de l’Esquerra ? Est-ce donc cela, le droit des peuples àchoisir librement leur sort ?
Non ! Mille fois non ! Le droit de se donner des maîtres et le droit des maîtres às’imposer àceux-làmême qui ne les ont pas souhaités ni préférés, ce n’est pas la Liberté que nous avons àdéfendre. C’est la liberté de l’Etat, autrement dit l’esclavage de l’Homme.

FÉDÉRALISME CONTRE NATIONALISME

Nous ne reconnaissons pas, quant ànous, de « défense nationale  », de « nationalités opprimées  ».
« Il n’y a, sous la domination capitaliste, pas de droit de libre disposition nationale. Pour les classes bourgeoises, le point de vue national est entièrement subordonné àla domination de classe.  » — Rosa Luxembourg.
Ce qui est attaqué, ce qui est opprimé, ce n’est jamais la nation, cet être imaginaire, cette idole des temps modernes. Il n’y a d’opprimé, il n’y a d’attaqué que l’individu, l’être humain, avec son cercle d’intérêts et d’affections, la liberté et la dignité de sa personne, et les quelques collectivités réelles auxquelles il se rattache. L’agresseur, l’oppresseur de tout cela est le même sous toutes les latitudes. C’est l’Etat, c’est-à-dire l’Armée, la Loi, le Fisc, le Capital, la Police, l’Eglise, le Code. Et en face de cet ennemi, l’homme moderne n’a qu’une défense : la solidarité librement consentie, la coopération avec les compagnons de travail et de vie dans un groupe égalitaire librement choisi, l’accord des groupes entre eux pour les nécessités communes de l’existence ou de la lutte : le Fédéralisme.
Les fédéralistes espagnols, lorsqu’ils proclament la Commune Libertaire, proclament du même coup le libre développement de toutes les expériences de vie, de toutes les tentatives d’organisation sociale, de toutes les croyances et de toutes les affinités humaines. Ils placent àla base de tout cela deux principes, sans lesquels la cohabitation de la terre devient nécessairement un enfer : l’interdiction d’accaparer au-delàdes besoins immédiats, et la liberté de circulation des idées, des personnes et des choses.
Les marxistes et fascistes, en proclamant l’Indépendance Nationale, posent en principe la monopolisation du pouvoir, l’interdiction de circuler, et l’accaparement généralisé qui sont contenu dans l’idée et dans la nature de l’Etat.
D’un côté le « Nationalisme », c’est-à-dire « liberté » réservée àl’Etat. De l’autre côté, le Fédéralisme, les hommes libres sur la Terre Libre.
Tel est, et reste le dilemme qui se place devant le peuple catalan, devant le peuple espagnol, devant tous les peuples.
Telle est la grande lutte de notre temps.

[/ André Prunier.
[pseudonyme d’André Prudhommeaux]/]

[« Nationalisme ou fédéralisme  », in Terre libre n°9-10, Janvier-Février 1935.]


[1Lénine — « Contre le courant  ».

[2André Nin écrit dans La Vérité du 15 aoà»t 1931 : « L’opposition communiste de gauche, s’inspirant non des formules mortes, mais de l’expérience vivante, affirme que la révolution démocratico-bourgeoise ne peut être réalisée que par la dictature du prolétariat.  »

[3Cette accusation fut déjàformulée par R. Luxembourg dans La Révolution russe (1918) : « La phrase de « l’autonomie des nationalités et tout le mouvement chauvin qui l’utilise forment aujourd’hui le plus grand danger menaçant. le socialisme international... Les destinées tragiques de cette phraséologie àdeux tranchants dont les bolcheviks devaient être atteints tout les premiers, en lui sacrifiant la révolution russe, doivent servir d’exemple et d’avertissement au prolétariat de tous les pays.  »