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A propos de « Secret et violence  » de Georg K. Glaser

Par André Prudhommeaux (1953)

jeudi 10 septembre 2015

La plus haute tâche créatrice du romancier et du dramaturge me semble accomplie lorsque tous ses personnages – non pas seulement le héros ou l’héroïne de l’histoire ou quelques favoris privilégiés, mais tous, jusqu’au dernier des comparses – apparaissent adoptés par leur démiurge, aimés par lui, éclairés du dedans par la vie, complets dans leur humanité vivante et – même prisonniers de leur destin – « libres  » encore, car nous les sentons susceptibles d’être autrement et plus qu’ils ne sont.

Làoù les conditions mystérieuses de cette circulation, de cette communicabilité de la matière humaine sont remplies, et quels que puissent être par ailleurs les triomphes ou les déficiences secondaires de construction et de style, on peut dire, que l’on est en présence d’une œuvre dépassant les circonstances de son apparition, valable, et appelée àdurer.

Ce cas me parait être celui de « Secret et Violence  », livre rédigé par Georges Glaser en allemand, mais dont la présence se manifeste pour la première fois en français dans l’excellente traduction de Lucienne Foucrault avant d’être portée sous les yeux des publics germanique et anglo-saxon.

Non seulement cet ouvrage est le témoin d’une expérience individuelle durement mais richement vécue, rappelant celle d’un Gorki ou d’un Jack London, d’un Victor Serge, ou d’un Jean Valtin, mais il est animé, par surcroît, d’un intense amour de l’existence et des êtres qui l’incarnent – si hostile ou menaçante qu’elle soit àtravers les hommes.

Les drames de la révolution et de la contre-révolution européenne, de l’exil et du réenracinement, de la guerre et du travail forcé, s’y manifestent dans une intériorité symbolique. Ainsi les rapports du père et de la mère, comme ceux de l’Etat et de la Société, de la guerre et de l’amour, emplissent ce livre de leurs résonances ; le régime de Weimar y apparaît sous la forme d’un « institut  » moderne (et modèle) de redressement, compromis instable de bonne volonté pédantesque et de savoir inopérant. Dans le jeu d’écho des comparaisons, des métaphores analogiques familières, sont déblayées les stratifications de souvenirs et réactivées les acquisitions de quarante années de misère, de lutte entre vie et mort, d’amitié avec les jeunes, les femmes et la nature. Ainsi se déroule, d’étape en étape, l’Erziehungsroman d’une âme rebelle s’élevant sous les coups, malgré les coups, jusqu’àcette hauteur d’anarchisme non-violent où les êtres perdent de leur opacité, où les masses apparaissent composées d’individus, où certaines misères sacrées se révèlent – où l’art se fait rédempteur et consolateur universel, sans rien perdre de sa rigoureuse lucidité.

La clé du monde, l’éclairement d’un choix décisif entre la guerre et la paix, le héros Valtin Haueisen semble les avoir trouvés dans un fait de son enfance, deviné plutôt que vécu, puis médité et reconstitué.

C’est l’histoire, pleine de détails concrets et significatifs, d’un crime sexuel commis par quatre jeunes Allemands, membres d’une organisation politique para-militaire, (un de ces corps-francs dont l’existence prolongea la guerre de 1914-1918 en guerre civile, àl’époque tragique où l’adolescent savait tuer, sans rien connaître de la vie). Menés làpar un ancien – un brave homme qui veut faire connaître àces jeunes garçons la merveille qu’est une femme – ils entrent, apportant des bouteilles pleines et les promesses exaltantes du vieux, chez une voisine complaisante (la mère d’un petit camarade de Valtin, l’enfant martyr). Elle, bien que surprise, cueille de son mieux. Une heure plus tard, les quatre gamins en uniforme s’enfuient « les yeux pleins d’une épouvantable détresse  ». Ils avaient égorgé leur initiatrice comme on brise un coffre àdouble-fond, et dans leur colère désespérée l’avaient éventrée, souillée d’immondices, laissée morte… comme la promesse faite en son nom.

On n’obtient pas de la vie ses secrets àmain armée. Tout le livre de Glaser est suspendu àce clou, tourne autour de cette obscure révélation. Elle porte condamnation d’une technique, d’une industrie, d’une civilisation entière qui fondent la connaissance sur la violence faite aux choses et aux êtres, traités par l’homme comme des coffres qu’on force. Elle porte condamnation d’une « production  » qui n’est que l’aveugle mise en sac des trésors de la terre. Elle explique la misère d’une époque qui a oublié pour la guerre totale, faite àla nature et aux hommes, le vrai sens de l’amour du travail et de la pensée créatrice. A travers l’expérience d’une vie éclairant sa douloureuse sympathie d’enfant pour les quatre meurtriers, le héros découvre lentement, sourdement, pour quelle raison notre pouvoir, notre science, nos lois, nos contraintes, nos dogmes, nos églises, nos politiques – par leur caractère même de masse et de violence – échouent devant le plus humble des mystères, celui de l’existence individuelle : il comprend que c’est leur misérable vengeance qui remplit le ciel de fureur et la terre de sang, devant le moindre geste de défense de cette existence individuelle, vainement prostituée, vainement assassinée, et au secours de laquelle le poète va seul. En effet, lui seul peut rester jusqu’au bout le compagnon d’existence d’un meurtrier condamné àmort ; c’est même son devoir ; car, comme dit la Ballade, méditée par Wilde dans la « Geôle de Reading  » : « Celui qui vit plus d’une vie doit mourir aussi plus d’une mort  ».

André Prudhommeaux,
L’Unique, n°75-76, aoà»t-septembre 1953.